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France-Chine: la coopération médicale ne date pas d’hier

Un texte du Docteur Liya Ju


France-Chine: la coopération médicale ne date pas d’hier
Liya Ju. Photo: DR

Des décennies de travail sont menacées par des jugements hâtifs


Il n’est pas facile d’être Chinoise en France en ces temps de coronavirus ! Entre rapports de forces et enjeux géopolitiques d’un côté, préjugés, blagues et délit de faciès de l’autre, on se sent écrasé et constamment sur la défensive. Certes, n’exagérons rien, je ne suis pas une Américaine d’origine japonaise après Pearl Harbor.

Chinoise, Française, docteur en immunologie, chercheuse spécialisée en défense immunitaire et coordinatrice entre équipes médicales françaises et chinoises, facilitatrices d’échanges entre réanimateurs à Wuhan et Paris, j’ai décidé d’écrire car les hasards de la vie m’ont confrontée au virus. Je me suis retrouvé au cœur de ce que de plus en plus de Français appellent « cette saloperie ». Voici mon histoire que j’espère plus grande que la pandémie.

Le 29 janvier, à la demande des réanimateurs de Bichat confrontés pour la première fois à une forme grave du Covid, j’organise une visioconférence (…) Grâce à ces échanges, l’hôpital Bichat devient le fer de lance du traitement du Covid-19 en France et deux groupes de médecins réanimateurs, de Bichat et de Wuhan, dont l’expérience est décalée dans le temps (les Chinois ayant quelques semaines d’avance dans l’évolution de l’épidémie), collaborent étroitement

Je suis née à Shanghai en 1956. Mon père était militaire et notre famille de quatre enfants (chacun unique…)  l’avait suivi dans ses différentes affectations jusqu’à ce que nous nous installions à Nanning, une ville située dans le sud de la Chine, non loin de la frontière vietnamienne. C’est là-bas qu’à peine sortie de l’adolescence je fais ma première rencontre avec la France. En 1972, les universités, victimes de la Révolution culturelle, étant toujours fermées, le gouvernement entame un timide dégel dicté par les nouveaux impératifs géopolitiques. Cette petite ouverture vers le monde extérieur – nous sommes après la visite de Nixon – pose des problèmes très pratiques, notamment la maitrise des langues étrangères. Le gouvernement propose donc des cours de langues étrangères, plus précisément de français et d’anglais, par intérêt… Faute de mieux, nous sommes nombreux à saisir l’opportunité. J’ai choisi le français pour des raisons très pratiques : les étudiants d’anglais sont destinés à l’enseignement, ce que je veux à tout prix éviter.

Ma rencontre décisive avec la France

Quelques années plus tard, dans le cadre d’un programme de coopération avec l’Afrique, je fais partie, en ma nouvelle qualité de traductrice, d’une équipe médicale chinoise envoyée au Niger. C’est ma première rencontre avec l’extérieur ainsi que mon premier voyage en avion –  30 heures infinies et  plusieurs escales pour relier Pékin et Niamey. C’est surtout ma première rencontre avec la médecine. Pendant les vint-huit mois passés au Niger, j’ai découvert ma vocation et commencé à apprendre mon métier. Au-delà de ma mission d’interprète, j’ai demandé aux médecins chinois de l’équipe de m’apprendre la médecine. J’ai suivi les visites des chirurgiens,  gynécologues, ORL et pédiatres. J’ai été présente pour traduire mais aussi pour apprendre les gestes, pendant les soins d’urgence de nuit. Il m’est même arrivé d’être première assistante à la table chirurgicale. À mon retour à Nanning en 1980 les universités étaient déjà rouvertes et je me suis inscrite en médecine. C’est à ce moment-là qu’une deuxième rencontre décisive avec la France a eu lieu.

La région de Nanning souffre d’une fréquence très élevée d’un cancer nasopharynx lié à des facteurs génétiques. C’est l’un des deux « clusters », comme on dit aujourd’hui, de cette pathologie dont le deuxième est le bassin méditerranéen. C’est pour cette raison qu’au début des années 1980 le Professeur Laurent Degos, alors jeune médecin chercheur de l’équipe du prix Nobel Jean Dausset, se rend dans notre laboratoire à Nanning pour mener des recherches sur cette maladie (ses résultats ont fait l’objet d’un article dans la revue Nature). La spécialité des chercheurs français était le HLA, c’est-à-dire les antigènes (en anglais HLA, humanleukocyteantigen), des molécules à la surface de nos cellules lymphocytaires qui permettent l’identification des menaces par notre système immunitaire. La recherche française dans ce domaine était parmi les plus avancées au monde, ce qui a d’ailleurs valu le prix Nobel de médecine au Professeur Dausset en 1980.  Étant la seule personne de la région ayant à la fois une formation médicale et une maitrise de français, j’ai intégré cette équipe franco-chinoise de recherche. Nous avons énormément appris d’eux et leur contribution à la recherche et la médecine en Chine est aussi évidente qu’inestimable. C’est grâce et avec eux que je me suis spécialisée dans le domaine de HLA. Depuis, je n’ai jamais quitté ce chemin. Ni celui de la France.

Arrivée en France en 1986 pour continuer mes recherches, j’ai obtenu en 1991 le titre de docteur ès Science en Immunologie de l’Institut Pasteur dans le cadre d’une unité d’Inserm dirige par le professeur Dominique Charron, successeur de Jean Dausset à l’Hôpital Saint-Louis. Puis, durant quinze ans, j’ai travaillé pour le laboratoire suisse en tant que directeur Chine de Debiopharm. J’ai alors participé à des projets autour du développement des nouvelles molécules innovantes chinoises pour le traitement du cancer et de la maladie d’Alzheimer.

En 2011 je suis revenue à l’hôpital. J’ai intégré le laboratoire Jean Dausset à Saint-Louis où, avec le professeur Dominique Charron, j’ai alors lancé des projets de collaborations franco-chinoise dans le domaine du HLA. Dans ce cadre, j’ai ainsi contribué à la création du Centre sino-français de recherche HLA à Shanghai, dirigé par le Professeur Chu Chen, lui aussi ancien thésard à l’hôpital Saint-Louis, ex-ministre de la Santé et directeur de la Croix rouge Chine. Si j’entre dans les détails, c’est pour montrer à quel point nos deux systèmes de santé sont intimement liés par un tissu dense et riche d’innombrables trajectoires croisées, de projets communs, d’échanges et d’amitiés. Une nouvelle étape de ma carrière m’a justement amené à développer ces liens patiemment tissés depuis presque quarante ans : travailler au sein de l’AP-HP en tant que chargée de mission pour les collaborations avec les hôpitaux chinois, tout particulièrement avec les hôpitaux de Shanghai où un grand nombre des professionnels de la santé sont francophones.

Mais avant de parler de la crise sanitaire actuelle, un dernier mot d’introduction. Je ne suis pas à ma première rencontre avec la famille des coronavirus. Déjà en 2003, au plus fort de l’épidémie du SRAS, j’ai été en contact avec le professeur Henri Tsang, un vétérinaire chercheur spécialiste en virologie des chauves-souris à Pasteur. À l’époque, nous avons organisé ensemble des conférences en France pour informer médecins français et chinois sur ce virus.  Ce même professeur Tsang a aussi participé à la création du célèbre laboratoire P4 à Wuhan, qui concentre aujourd’hui tous les fantasmes. Si je ne suis pas une spécialiste des laboratoires P4, je connais ceux qui ont géré le projet de Wuhan, que je sais essentiel pour la coopération scientifique entre la France et la Chine. Je sais que des problèmes de fonctionnement ont été signalés en 2018 par des experts français. L’alerte a été prise très au sérieux par les collègues de Wuhan. En règle générale, les laboratoires de haute sécurité qui manipulent des virus sont particulièrement surveillés.

Le laboratoire P4 de Wuhan en Chine. Photo: DR
Le laboratoire P4 de Wuhan en Chine. Photo: DR

Au contact des premiers cas déclarés en France

Ainsi, lorsque le Covid-19 a débarqué en France, ma formation et mon parcours professionnel m’ont mise aux premières loges du drame que nous vivons. Dès le 23 janvier, mes collègues de Wuhan et de Shanghai m’avertissent que quelque chose de sérieux est en train de se passer chez eux. Mais personne à l’époque, ni mes contacts en Chine ni mes collègues en France, ne craint une pandémie. Le lendemain, les deux premiers malades du Covid-19 sont identifiés en France. Il s’agit d’un couple de jeunes touristes (30 ans) chinois venus de Wuhan avec des symptômes légers. Ils sont hospitalisés à Bichat pour être pris en charge par le service des maladies infectieuses qui me contacte pour les aider à gérer ces patients. À sa demande, je rédige un auto-questionnaire en mandarin pour que les patients chinois puissent décrire leurs symptômes, car on croit encore que ce virus n’attaque que les Chinois…

C’est grâce à ces deux éléments – le contact avec les deux patients chinois et les échanges avec mes collègues à Wuhan – que le 25 janvier, lors d’un passage sur BFM-TV, j’ai l’occasion d’expliquer pourquoi il faut prendre très au sérieux ce nouveau coronavirus. J’en profite pour défendre l’utilité du port de masque et donner mon avis sur le nouvel hôpital en construction à Wuhan. Le spécialiste en immunologie que je suis a vite compris le problème. Selon les informations remontées de la Chine, le corps de la personne infectée par le virus met jusqu’à trois semaines à produire des anticorps spécifiques ! C’est extrêmement long et lourd en conséquence, comme nous le constatons aujourd’hui. Quand j’ai vu que la Chine confinait une ville de 11 millions d’habitants, j’ai compris que mes craintes étaient fondées.

Quelques jours plus tard, le 28 janvier, un troisième patient chinois est hospitalisé à l’hôpital Bichat où l’unité des maladies infectieuses. Cette fois, il s’agit d’un homme de 80 ans dans un état grave et l’hôpital me sollicite tard le soir pour traduire des échanges avec le patient. Le lendemain 29 janvier, à la demande des réanimateurs de Bichat confrontés pour la première fois à une forme grave du Covid, j’organise une visioconférence avec leurs confrères de Wuhan pour échanger sur les techniques de soins avec l’aide de l’ambassade de Chine en France. Grâce à ces échanges, l’hôpital Bichat devient le fer de lance du traitement du Covid-19 en France et deux groupes de médecins réanimateurs, de Bichat et de Wuhan, dont l’expérience est décalée dans le temps (les Chinois ayant quelques semaines d’avance dans l’évolution de l’épidémie), collaborent étroitement pour offrir aux malades en danger de mort les meilleurs soins possibles.

Je ne cherche ni médailles ni applaudissements au 20 heures. Si j’ai écrit ce long texte avec beaucoup d’émotion, c’est que je crains que des liens tissés pendant des décennies soient aujourd’hui menacés par des préjugés

Au mois de février, la collaboration se réduit. L’épidémie frappe la Chine de plein fouet. Des mesures draconiennes de confinement sont appliquées à Wuhan et sa région et en quelques jours toute la Chine semble avoir appuyé sur le bouton « stop ». La mission de l’AP-HP préalablement organisée et prévue pour mi-février à Shanghai est annulée. Ce n’est que quelques semaines plus tard, au courant du mois de mars, quand la progression du Covid-19 s’accroît en France et commence à baisser en Chine que les échanges – jamais rompus – reprennent en intensité. De nouveau, médecins et scientifiques chinois partagent leur expérience, leurs pratiques et leurs bases de données avec leurs homologues français. Le 19 mars, les ministres chinois des Affaires étrangères et de la Santé organisent une vidéoconférence avec 18 pays européens dont la France pour partager les expériences chinoises. Le 26 mars, à l’initiative de l’hôpital de Ruijin (dont une équipe a été envoyée en renfort à Wuhan) où travaillent le professeur Zhu Chen et sa femme (tous les deux francophones et très connus du milieu médical français), une vidéo-conférence sino-française a lieu à l’ambassade de France en Chine, en présence du représentant DGOS (Direction générale de l’offre de soins au ministère de la Santé), de l’attaché scientifique du consulat de France à Shanghai, et d’une soixantaine de médecins français en France. L’hôpital de Ruijin transmet aux médecins français le retour d’expérience de son équipe à Wuhan quant aux soins cliniques des cas graves, la protection des soignants, les interprétations des tests pour éviter les faux positifs et faux négatifs, etc. Grâce aux liens historiques étroits avec la France, des canaux de communication précieux se créent et une information d’une importance vitale circule sans entrave. Les diapos et la vidéo de ces échanges improvisés ont été traduits en français et transmis à tous mes contacts dans les hôpitaux de l’hexagone.

Enfin, le Bureau de Santé (Agence régionale de santé) de la Ville de Shenzhen, dont une délégation s’est rendue en France et à l’AP-HP, a également mise à disposition son expérience considérable : 515 189 tests réalisés entre le 23 janvier et le 22 mars permettent d’identifier 417 patients dans une région de 10 millions d’habitants qui n’a enregistré pour le moment que 3 décès liés au Covid-19. Cet exemple montre que le test massif permettant l’identification précoce des porteurs de virus et l’intervention thérapeutique précoce diminue fortement l’aggravation de la maladie en faisant baisser la mortalité. Ce genre d’information concrète et détaillée est précieux pour les décideurs qui planifient le déconfinement. 

En parallèle, pour que l’intendance suive, je participe à l’organisation et l’orientation des dons de masques et de tests. Un énorme élan de solidarité émane des associations de Français d’origine asiatique (chinoise mais aussi vietnamienne et cambodgienne). Des commerçants mettent à disposition leurs réseaux et leurs moyens logistiques pour se procurer et acheminer ces précieuses armes contre le virus. Ils récoltent des fonds, identifient des fournisseurs et producteurs et parviennent à faire venir un grand nombre de masques à la Pitié Salpêtrière, le centre-pivot pour patients Covid, au SAMU de Paris, a l’hôpital Pompidou,  à l’Institut Gustave Roussy et d’autres unités médicales en première ligne de la lutte contre le Covid-19.

Des liens précieux fragilisés

Les échanges et la solidarité ne sont pas à sens unique. Le fonctionnement du SAMU dirigé par le Professeur Pierre Carli, la méthode développée en France pour la gestion des flux à l’hôpital en évitant les contaminations croisées – un protocole particulièrement important en temps de pandémie et un point faible dans la gestion de la crise à Wuhan – sont transmis aux médecins chinois en un temps record pour leur permettre de modifier leurs pratiques.    

Enfin, il est important de savoir que les autorités chinoises ont validé trente tests diagnostic permettant d’identifier les populations porteuses : les personnes qui ont rencontré le virus et pu définitivement guérir (on détecte chez eux des IgM, IgG) et celles infectées moins gravement. La Chine a fait don de certains de ces tests à des structures publiques en France, contribuant ainsi aux recherches qui préparent le déconfinement. Dans cette optique, scientifiques français et chinois poursuivent leur collaboration étroite pour étudier et optimiser les modalités de déconfinement en s’appuyant sur l’expérience chinoise des dernières semaines.  

Je ne cherche ni médailles ni applaudissements au 20 heures. Si j’ai écrit ce long texte avec beaucoup d’émotion, c’est que je crains que des liens tissés pendant des décennies soient aujourd’hui menacés par des préjugés. Ce que le rayonnement de la langue française et une politique de coopération ont construit devrait être précieusement entretenu. La temporalité des liens entre Chinois et Français n’est ni celle des gouvernements ni celle de telle ou telle crise. Ne laissons pas le doigt nous cacher la lune.



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