Comment renouveler la prose sur Philippe Muray dans Causeur ? A force de contrepieds systématiques, l’antifestivisme vire parfois à l’exercice rituel. Dénoncer un Empire du bien aux contours flous, faire comparaître mutins et matons de Panurge au tribunal du conformisme sert trop souvent de rhétorique facile à une « réacosphère » en mal d’ennemis qui se cabre dès qu’une poignée de syndicalistes réagissent collectivement à un plan social.
Il serait pourtant aussi injuste de réduire cette œuvre riche et protéiforme à une suite de bons mots et de postures réactives, que de résumer la prose célinienne à ses points de suspension. Dans le numéro spécial de Causeur magazine consacré à Muray, Bruno Maillé avait poussé le bouchon un chouïa plus loin en imaginant un monde uniformément murayen où les Exorcismes spirituels seraient appris sous les préaux et célébrés par l’anticonformisme d’Etat.
Or, après le succès inattendu des lectures de Muray par Fabrice Luchini, l’engouement tardif autour du médecin légiste de l’Histoire pose la question de sa postérité. Le relire sans le trahir, débusquer les aspérités et lignes de fuite d’une pensée qui s’échappe dès qu’on croit l’avoir cernée, en traquer les paradoxes : voici le défi insensé que se sont lancés une quarantaine de tisserands des lettres penchés sur le suaire du grand Muray. Ce travail d’orfèvre donne une somme de 700 pages sobrement intitulée Philippe Muray, codirigée aux éditions du Cerf par Maxence Caron et notre confrère Jacques de Guillebon.
Parmi les quelques quarante contributeurs, on trouve une escouade de fieffés réactionnaires honnis par Daniel Lindenberg, dont le large spectre va de la Nouvelle Droite (Arnaud Guyot-Jeannin) à la gauche altergaulliste (Benoît Duteurtre), avec quelques incursions libertariennes, le reste de l’équipe étant composé d’Eric Zemmour, Paul-Marie Coûteaux, Lakis Proguidis de L’Atelier du Roman, Jean Clair, Pierre-André Taguieff et Chantal Delsol. Quelques « causeurs » comme François Taillandier, François-Xavier Ajavon, Bruno Maillé, Tancrède Josserand et bien sûr Jacques de Guillebon complètent la distribution iconoclaste que méritait le « misanthropologue du monde moderne ».
Outre un entretien au long cours avec Fabrice Luchini, on retiendra de cet imposant volume un foisonnement intellectuel qui ne sombre jamais dans le style obtus de certaines officines universitaires. Par le plus pur arbitraire, notre promenade murayenne commencera par les Entretiens avec le professeur M imaginés par l’ingénieux Pierre Chalmin. On se plongera avec gourmandise dans ce dialogue aux enfers entre Muray et Destouches qui imprime la veine célinienne dans les saillies du premier : « Toute votre œuvre est un bateau qui tangue a bord duquel vous servez au lecteur les déchets de l’universel malheur » résume l’auteur de Céline en persiflant : « Notre époque veut ignorer que l’Histoire était cette somme d’erreurs considérables qui s’appelle la vie, elle se berce de l’illusion qu’on peut supprimer l’erreur sans supprimer la vie ».
Nous entrerons ensuite dans le vif du sujet, avec une partie entière dédiée au XIXe siècle à travers les âges (1984), ouvrage fondateur de Muray par trop fréquemment occulté. Alexandre de Vitry, déjà auteur de L’invention de Philippe Muray, y bat en brèche le mythe des deux Muray et dévoile les éléments de continuité entre le compagnon de route de Sollers et Henric à Tel Quel, et le supposé réac de droite d’Après l’Histoire. Homodixneuviemis préfigurait bien des travers de son descendant Homo festivus, notamment par l’illusion lyrique d’un sujet autofondé dont le grégarisme serait la manifestation phénoménale. Avec force références bibliographiques, Vitry retrace la genèse et les étapes de l’ambition murayenne jamais démentie de vouloir reconstituer la totalité d’un univers de sens, tel le Balzac de La Comédie Humaine auquel Muray se réfère à maintes reprises.
Sans concessions, Jacques de Guillebon explore l’objet « XIXe siècle » conceptualisé par Muray. En Muray, il perçoit un « jésuite libéral » niché au fond de son âme baroque hantée par les racines occultistes du socialisme, rétive aux mirages collectivistes, mais qui ignore le romantisme allemand et rechigne à remonter le fil de la modernité jusqu’aux racines de la Renaissance. A en croire l’auteur de L’anarchisme chrétien, Muray serait un Loyola des lettres jonglant entre deux dérisions, ne cédant jamais à la trivialité romanesque nécessaire à tout bon roman. On ferme ! et Roues carrées n’atteignent pas, en effet, la virtuosité stylistique de ses essais.
Avant de renouer avec Muray lui-même, en absorbant un des volumes édités aux Belles Lettres, nous ferons un détour par l’art contemporain à travers l’un des articles les plus déroutants du recueil pour qui ne parcourt pas les salles de vente néo-conceptuelles. La peintre et graveuse Aude de Kerros aurait pu titrer son article « Dzerjinski à la Fiac ! » tant son voyage dans l’Empire du Bien post-esthétique rappelle les plus belles heures de la Tchéka. On y apprend que depuis la nomination de Jack Lang au ministère de la Culture, des « inspecteurs de la création » assurent le « commerce triangulaire » entre l’hexagone et les salles de marchés new yorkaises, gaspillant l’argent du contribuable au service de leur conception étriquée de l’art.
Faute d’espace, nous ne citerons pas les dizaines de contributions qui donnent tout son brio à l’ouvrage collectif du Cerf. Les lecteurs – heureusement, de plus en plus nombreux- de Philippe Muray se délecteront enfin des quatre textes inédits exhumés des archives murayennes.
Devant le mélange de tragique et de farce qui caractérise l’époque, la fielleuse Adresse au petit homme nous fera conclure ce billet avec brio. Laissons la parole finale à Muray invectivant son voisin de chambrée post-humain : « Sale emmerdeur vertueux (…) Tu travailles dans toutes les directions à laver tous les cerveaux ; en ce moment, tu t’attaques aux habitants des anciens pays de l’Est, ainsi qu’à ceux de l’Europe du Sud ; mais tu fais aussi des raids sur les Arabes, et tu multiplieras ces raids, car les Arabes, en fait d’image et de ressemblance, sont encore loin du compte (…) Tu es, petit homme, une vraie salope qu’il sera délassant, un jour, d’enculer, de boxer, de désosser, de découper en rondelles ». Sic transit gloria mundi…
Philippe Muray, Jacques de Guillebon et Maxence Caron (dir.), Editions du Cerf.
Toujours en vente dans la rubrique Kiosque : Causeur N°27 ; 4,50 €
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