Accueil Édition Abonné Avril 2020 Garde ta main, je reprends la mienne!

Garde ta main, je reprends la mienne!


Garde ta main, je reprends la mienne!
La journaliste Elisabeth Lévy © Photo: Pierre Olivier

L’édito d’avril d’Elisabeth Lévy


Nous savons avec Aristote que l’homme est un animal social. La pandémie de Covid-19 nous rappelle a contrario qu’il est aussi un animal tactile, il suffit de voir des singes se frotti-frotter pour comprendre que cela ne date pas d’hier.

Nous avons besoin de nous toucher. Parfois, c’est pour manifester notre hostilité : de même que le geste de trinquer, devenu une des marques de la complicité, visait originellement à mélanger les contenus des verres pour prévenir les empoisonnements, la poignée de main a paraît-il été inventée pour vérifier que l’autre ne dissimulait pas une arme. Aujourd’hui, elle scelle un accord, exprime de l’affection, de l’empathie, de la complicité. Pendant la campagne présidentielle, on a beaucoup parlé de la poignée de main de Macron. S’il avait pu serrer la main à tous les Français, il aurait peut-être été élu avec 100% des voix. En se frottant, en se caressant, en se touchi-touchant et même en se battant, on se reconnaît comme appartenant à la même espèce. Refuser une main tendue est considéré comme une forme de séparatisme anthropologique, un manquement à l’égale dignité des êtres humains, bref, une insulte.

L’enfer c’est les autres

Or, nous voilà désormais obligés de respecter un nouveau commandement : tu ne toucheras point ton prochain. Une aubaine pour les misanthropes, les ashkénazes, et les autistes dysfonctionnels comme notre amie Peggy Sastre, qui voient leur mode de vie devenir la règle.

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Cette crise nous rappelle que, comme le disait Sartre, l’enfer, c’est les autres. Nous sommes donc invités à nous tenir à distance et à limiter, voire à proscrire les contacts physiques, y compris par le truchement d’objets. Cette rose amoureusement cueillie, comme la salière que vous demande votre commensal, peuvent devenir l’arme d’un crime inconscient.

Bienvenue dans un monde virtuel

En réalité, l’épidémie accélère une tendance déjà à l’œuvre. Les ennemis invisibles qui pullulent angoissent nombre de nos contemporains qui, bien avant qu’on ait entendu parler du coronavirus, se lavaient les mains 300 fois par jour et tenaient les portes avec les lingettes. Il y a peu, une publicité montrait toutes les saletés invisibles ramassées par une main d’enfant.

Ainsi, l’interdiction de l’intimité physique – rebaptisée « interaction sociale », comme s’il fallait nous en dégoûter –, rejoint le fantasme de la dématérialisation, du sans-contact, de la vie virtuelle. Nous voilà plongés pour de vrai dans le monde merveilleux du télétravail et de l’amour à distance. Malheureusement, c’est aussi le monde de l’industrie sans usines, comme l’a révélé notre incapacité à produire des masques, des tests et toutes sortes d’autres biens, si cruellement nécessaires ces jours-ci.

Certes, il n’est pas nécessairement mauvais que les collants et les embrasseurs compulsifs retrouvent de meilleures manières. Quoi qu’il en soit, nous aurons découvert à cette occasion que nous pouvions mener une existence sociale et même politique désincarnée. Le spectacle d’Édouard Philippe répondant à des parlementaires disséminés sur le territoire était à cet égard assez bluffant. La technologie nous apporte le monde à domicile, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous ne mettons guère ce temps à profit pour méditer. Pendant le confinement, le brouhaha continue.

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Certains rêvent de pérenniser ces usages et d’entrer définitivement dans l’ère des mesures barrière. Demain des chefs d’entreprise se diront peut-être que ce mode de fonctionnement est très avantageux : pas de loyers à payer et pas de complots de machine à café. Nous aurons tous des mains blanches, mais nous n’aurons pas de mains.

Bien sûr, il faut respecter les consignes du professeur Salomon. Il est cependant assez angoissant que l’État se mêle, même avec les meilleures raisons du monde, des affaires de nos corps. Je m’attends chaque jour à voir le président déclarer à la télévision : « Mes chers compatriotes, plus de sexe ! » Après tout, les relations charnelles sont certainement un facteur de propagation du virus, surtout qu’il y en a qui ne se contentent pas de leur officiel.

En attendant, pour la plupart d’entre nous, se saluer avec le pied ou s’embrasser avec le coude, ce n’est pas ça. A-t-on jamais entendu parler d’un coude baladeur ? « Donne-moi ta main camarade, j’ai cinq doigts moi aussi, on peut se croire égaux. »

Avril 2020 - Causeur #78

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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