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Les sous-doués passent l’agreg

La chute libre


Les sous-doués passent l’agreg
Blocage de l’université Paul-Valéry de Montpellier, 30 mars 2018. © Yann Castanier/ Hans Lucas/ AFP

Le niveau moyen des enseignants-chercheurs en lettres et sciences humaines est en chute libre. Du manque de culture générale à la perte de toute rigueur démonstrative, le déclin de l’université afflige certains étudiants.


Alors que l’effondrement du niveau scolaire des élèves est désormais bien documenté et que les insuffisances (en particulier ortho- graphiques) des instituteurs et des profes- seurs du secondaire, reçus de fraîche date aux concours de l’Éducation nationale ou recrutés à la va-vite au Pôle Emploi, sont de plus en plus difficiles à cacher, un autre phénomène tout aussi inquiétant, si ce n’est plus, nous semble passer encore largement sous les radars : l’affais- sement du niveau des universitaires dans le domaine des lettres et des sciences humaines [tooltips content= »Ce phénomène a néanmoins déjà été souligné par Renaud Camus comme appartenant à un mouvement plus vaste de déculturation des élites ; voir par exemple Décivilisation, Fayard, Paris, 2011. »][1][/tooltips]. Il ne s’agit pas ici d’en faire une analyse sociologique pointue et systé- matique, dont nous serions incapable, mais de livrer le fruit de plusieurs années d’observation et de fréquen- tation d’un milieu universitaire particulier, gravitant autour de la montagne Sainte-Geneviève, complétées par la lecture d’un certain nombre de publications. Il ne s’agit pas non plus d’étendre ce constat empirique à la totalité des universitaires de ce milieu. D’une part, tous les champs de l’enseignement supérieur et de la recherche ne paraissent pas uniformément touchés, et si la sociologie semble particulièrement atteinte, les sciences de l’Antiquité sont à peu près épargnées, tandis que pour l’histoire ou les lettres modernes, le tableau est plus contrasté. D’autre part, même en ce qui concerne les champs de la recherche les plus menacés, le constat doit être nuancé, puisqu’on y trouve aussi des travaux, des professeurs et des chercheurs de grande qualité.

Le signe le plus voyant, mais peut-être aussi le moins remarqué, de cet affaissement du niveau des universitaires est l’avachissement de leur tenue. Sur le plan vestimentaire, l’heure n’est plus à regretter la disparition de la cravate, mais plutôt à rappeler que les T-shirts rapportés d’on ne sait quel colloque des années 1990, à la blancheur douteuse et aux motifs passés, ne sont pas vraiment appropriés à la fonction de la personne qui les porte, de même que les Converse percées ou que les jeans troués. Ce relâchement vestimentaire, dont on peut penser qu’il n’est pas sans rapport avec le déclassement social des universitaires, jadis bourgeois installés et reconnus par la société, aujourd’hui mal payés, surtout en début de carrière, et considérés comme des bouches inutiles, va souvent de pair avec des manquements aux règles les plus élémentaires du maintien (corps avachis, jambes allongées et écartées) ou de l’expression (gouaille de poissarde, vocabulaire inadapté, prononciation négligée).

Négligences universitaires

Cependant, cette négligence, non pas générale mais largement répandue, de leur tenue par des universitaires qui se respectent de moins en moins ne se confond pas forcément avec un second phénomène, l’effondrement culturel et intellectuel d’une partie de ce milieu. En effet, des dehors négligés n’empêchent pas de tenir des propos passionnants, à la fois informés et intelligents, ce qui est heureusement souvent le cas. Pourtant, la baisse du niveau des élites universitaires est elle aussi patente, sans être universelle. On peut distinguer des lacunes de culture générale et des défauts de raisonnement, souvent concomitants.

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La maîtrise des finesses de la syntaxe et du vocabulaire français, pourtant premier indice d’une culture solide, n’est pas toujours au rendez-vous, parfois même chez des professeurs de lettres. Les faits de civilisation des époques antérieures, du xixe siècle, ou même de notre époque, sont parfois étrangement mal connus. À titre d’exemple, les études portant sur Le Cousin Pons de Balzac, roman qui fait une place de choix à la figure du collectionneur, montrent souvent que leurs auteurs semblent n’avoir jamais mis les pieds dans une boutique d’antiquaire, dans une salle des ventes ou au département des objets d’art du Louvre, malgré le peu d’effort que cela demande. Incol- lables sur la Comédie humaine, ils sont en revanche inca- pables de distinguer l’« article de Paris », produit en série dans les faubourgs industrieux du xixe siècle, et les objets merveilleux, débris des siècles antérieurs, collectionnés par Pons. C’est bien dommage. L’hyperspécialisation à laquelle l’organisation du système universitaire oblige ses acteurs aggrave ces lacunes en matière de culture générale. On tente certes d’y remédier par des invoca- tions aussi fréquentes qu’incantatoires aux divinités Interdisciplinarité et désormais Transdisciplinarité, dont la puissance est manifestement limitée.

Ce déficit de culture générale s’accompagne souvent d’un manque d’attention à la qualité du raisonnement. On lit ou on entend trop régulièrement des démonstrations bancales, appuyées sur une conception plus que discutable de la logique que le sens commun ne vient pas redresser. Nous avons par exemple entendu récemment rapprocher deux théories (assez fumeuses d’ailleurs) reposant sur des métaphores pourtant anti- nomiques : l’une, énoncée par l’anthropologue Alfred Gell, affirme que l’œuvre d’art est une sorte de piège destiné à attraper la proie que constituerait le spectateur, l’autre, développée par un auteur antérieur, propose de comparer le spectateur à un chasseur à l’affût de pistes dans l’œuvre. Ce rapprochement prenait pour prétexte le motif commun des deux métaphores, celui de la chasse. Cependant, il n’échappe à personne que le spectateur est tantôt proie, tantôt chasseur. Opérer un tel rapprochement revient donc à faire preuve de bien peu de scrupules en matière d’argumentation.

Sociodéconstructivisme

L’invasion de l’université par le socioconstructivisme (ou plutôt devrait-on dire par le « sociodéconstructivisme », puisqu’il y est sans cesse question de déconstruire des représentations « genrées » ou « coloniales ») ne fait qu’accentuer le phénomène [tooltips content= »Pour le cas précis des études dites « décoloniales », voir l’enquête d’Amandine Hirou publiée dans L’Express du 24 décembre 2019 et la tribune de Pierre-André Taguieff, signée entre autres par Nathalie Heinich et Dominique Schnapper, sur le site internet du même hebdomadaire le 26 décembre 2019. »][2][/tooltips]. Les questions que ce type d’approche amène à se poser étant la plupart du temps dénuées de sens, aucune réponse intelligente et argu- mentée n’y peut répondre, mais chacun de ceux qui les aborde est habité par l’impression fort valorisante de dire des choses passionnantes, subversives voire révo- lutionnaires, et d’être furieusement tendance, ce qui dispense d’avancer le moindre argument. L’alternative est donc simple : enfoncer des portes ouvertes avec un air savant ou raconter n’importe quoi en singeant le sérieux. Pour masquer le vide de la pensée, le verbiage a depuis longtemps montré son efficacité : il remplace à peu de frais français correct et réflexion.

Roland Barthes au Collège de France, 1975. Photo: AFP / Michèle Bancilhon
Roland Barthes au Collège de France, 1975. Photo: AFP / Michèle Bancilhon

Nombre d’universitaires ont dépassé le stade de l’usage du simple sociolecte propre à leur caste pour s’approprier un sabir pseudo-lettré, un jargon paraît-il philosophique ou un galimatias qui se veut lacanien. Les études en littérature médiévale sont, autant que nous avons pu en juger, particulièrement gangrenées par le charabia. À titre d’illustration, on citera quelques perles tirées d’une introduction à une édition récente et savante des Lais de Marie de France : « Bien que les histoires [racontées dans les lais] se présentent à nous sur le mode de l’indécidabilité et de la perte – à l’image même de notre perception de la vie, note Evelyn Birge Vitz – la plupart des récits se revendiquent en coïncidence immédiate avec l’“aventure” qu’ils se donnent pour origine », ou bien « la résonance, mode de présence en absence », sans oublier les expressions n’appartenant à aucune langue connue telles que « faire événement » ou « faire retour » qui reviennent ad nauseam. Les auteurs semblent parler d’eux-mêmes lorsqu’ils écrivent : « Le texte se donne à lire et à comprendre sur le mode de l’in- complétude et de l’opacité. » On finit par penser qu’il s’agit d’une stratégie délibérée visant à camoufler la nullité du propos derrière un brouillard lexical et syntaxique, dans l’espoir que ce qui est seulement incompréhensible passe pour si intelligent qu’il dépasse les capacités de l’entende- ment du commun des mortels. S’ajoutent à cela l’emploi d’une avalanche de noms plus ou moins célèbres assé- nés comme des arguments d’autorité (ce que les Anglo- Saxons appellent « name dropping ») et une forte tendance à remplacer les preuves par des références aux grandes théorisations du domaine dans lequel on se place. Ainsi, il suffit de dire que l’on s’inscrit dans le sillage du mate- rial turn en sciences sociales ou en histoire de l’art pour prouver l’intérêt intrinsèque de tout ce qui va être dit. La logique et la rigueur démonstrative deviennent donc les parents pauvres de la production universitaire.

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Bien sûr, il a toujours existé de mauvais professeurs, dénués de pédagogie, travaillant le moins possible ou faisant preuve d’une grande désorganisation, et sans doute aussi de mauvais chercheurs, aveuglés par l’idéolo- gie ou par une conception trop personnelle de leur disci- pline ; que l’on se rassure, les mauvais professeurs à l’an- cienne existent encore. De même, il ne faut pas idéaliser les générations précédentes, parmi lesquelles marxisme, formalisme et structuralisme à outrance ont fait de grands ravages, de sorte que même des universitaires de grand renom ont dit les pires âneries – qu’on pense seulement à Roland Barthes, qui nous apprend dans son Sur Racine qu’Agrippine, c’est celle qui agrippe, ou que«poésie=prose+a+b+c.Prose=poésie–a–b–c» dans le très dispensable Degré zéro de l’écriture. Mais au moins ces gens étaient-ils extraordinairement cultivés. Le problème que nous pointons ici est différent : il s’agit d’un véritable affaissement culturel qu’il nous semble possible d’attribuer à une génération d’enseignants-chercheurs (encore une fois, pas dans son ensemble, et c’est heureux), ayant aujourd’hui entre 35 et 50 ans environ, qui se donne des airs sans en avoir tout à fait les moyens.

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Mars 2020 - Causeur #77

Article extrait du Magazine Causeur




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