Accueil Société Mémoire à l’école : les deux « non » d’Alain Finkielkraut

Mémoire à l’école : les deux « non » d’Alain Finkielkraut


Le philosophe critique l’idée de « parrainage de la mémoire » lancée par Nicolas Sarkozy, mais le tollé contre cette idée lui semble plus inquiétant que l’idée elle-même.

Vous avez beaucoup réfléchi et écrit sur les risques de la mémoire. Vous n’êtes ni un adepte de la « religion de la Shoah », ni un défenseur du « devoir de mémoire ». On vous imagine spontanément plutôt hostile à l’initiative du président de la République. En refusant de répondre à chaud aux sollicitations, sans doute vouliez-vous vous donner le temps de réfléchir. Mais on dirait aussi que votre réserve traduit une sorte de gêne. Que vous inspire cette idée ?
La proposition de faire parrainer les enfants juifs français déportés par des élèves de CM2 est discutable. Elle n’a rien cependant d’obscène ou d’indigne. Nicolas Sarkozy observe que l’antisémitisme est une passion toujours vivante. Cette passion, il veut la tuer dans l’œuf. Et l’œuf, c’est l’enfant. Si les enfants sont avertis assez jeunes, si on leur ouvre les yeux sur les horreurs auxquelles une telle passion peut mener, on les vaccine. Contre l’ignorance, l’indifférence et le négationnisme qui s’ébroue sur Internet, le président de la République table, dès le plus jeune âge, sur la connaissance. Je ne vois rien là de scandaleux.

Peut-être, mais les bons sentiments ne font pas un bon enseignement. En général, vous n’approuvez guère la mobilisation émotionnelle.
L’opposition raison-émotion a ses limites. Le sentimentalisme est une menace pour la raison et l’insensibilité aussi. N’oublions pas Marc Bloch : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais rien à l’Histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. » Ceux qui refusent de vibrer, ceux qui lisent sans émotion. Les morts ne sont jamais indifférents. L’histoire et la mémoire doivent être, l’une et l’autre, animées par le souci de la vérité, et elles relèvent, selon des modalités certes différentes, de la connaissance sensible. J’ajoute que si cette mesure devait voir le jour, les instituteurs auraient évidemment pour charge d’intégrer dans l’histoire générale l’histoire singulière de l’enfant dont chaque élève ou chaque classe serait dépositaire. Un autre élément doit être pris en compte, c’est le souci d’arracher les disparus à l’anonymat. Ils sont morts en tant que numéros. Les nazis, comme le rappelle Aharon Appelfeld, « ne demandèrent jamais à quiconque qui il était ou ce qu’il était ». Ils gazaient directement les uns et tatouaient des chiffres sur les bras des autres. Si nous n’avons de mémoire que statistique, nous perpétuons d’une certaine manière la déshumanisation dont ils ont été victimes. C’est une bonne action de leur rendre un visage.

Va pour l’émotion, même si, entre l’émotion et le pathos, la différence est ténue. Mais certains, à commencer par Simone Veil, ont attaqué ce projet sur la base d’arguments émotionnels. On risquerait, en somme de traumatiser les enfants.
Dire que les enfants sont tellement fragiles qu’on risque de les traumatiser, c’est nous parler d’une enfance qui n’existe plus. Le jeune habitant de la vidéosphère, ce n’est pas l’enfant fragile, c’est l’enfant blasé, l’enfant que les Guignols invitent sans cesse à rire de tout et que ses écrans plongent dans l’hémoglobine. Il n’est pas trop sensible mais gavé, repu d’images violentes. Rien ne l’étonne. Sera-t-il capable de percevoir ce que la Shoah a de singulier et d’élever ce malheur au-dessus du film ininterrompu de l’actualité, du cinéma d’épouvante et des videogames ? C’est désormais la question.

Notre ami Paul Thibaud, président des Amitiés judéo-chrétiennes, est très remonté. Il souligne qu’on n’enseigne pas l’histoire comme ça. Et l’association Liberté pour l’Histoire estime, dans une pétition lancée ce samedi, que cette « injonction de mémoire substitue une démarche purement émotive à un apprentissage critique de l’histoire qui demeure le premier devoir des éducateurs ».
Peut-être. Le musée de l’Holocauste à Washington qui a bel et bien une visée pédagogique joue également sur ce registre, puisqu’à l’entrée, on vous remet la carte d’identité d’une victime. L’émotion et la pédagogie peuvent donc aller ensemble. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas qu’on mobilise les affects au détriment de l’intelligence, c’est le postulat selon lequel un enfant de 11 ans ne peut être sensible qu’à la souffrance d’un autre enfant de 11 ans. Cela voudrait-il dire qu’on a choisi de commémorer l’exécution de Guy Môquet dans les lycées et collèges parce qu’il avait 16 ans et qu’il faudrait attendre d’avoir l’âge de Pierre-Brossolette et de Jean Moulin pour prendre la mesure de leur héroïsme et de leur calvaire ? Non. L’école est un élargissement. On s’y délivre peu à peu de son temps et de son âge. Si je devais pour ma part parler de l’extermination devant des élèves, enfants ou adolescents, je commenterais l’une des innombrables photographies où l’on voit des soldats nazis entourer un vieux Juif et rire à gorge déployée pendant que l’un d’entre eux lui coupe la barbe ou les papillotes. Cette hilarité, cette brutalité, c’est la négation de l’humanité à l’œuvre. Et l’enfant, s’il y prête attention, s’identifiera au vieillard. Il comprendra de surcroît qu’il y a toutes sortes de rires et qu’il faut, pour accéder au rire de l’humour, se soustraire à l’obscénité fusionnelle du rire barbare.

Vous êtes un peu hésitant, cher Alain. Tout bien pesé, pensez vous que l’idée du président n’est pas si mauvaise que cela ?
Tout bien pesé, je pense que c’est une initiative malheureuse. Nicolas Sarkozy ne s’est accordé ni le temps de la réflexion, ni celui de la consultation. Il a pris tout le monde de court, sauf Serge Klarsfeld. Et il s’est trompé d’époque. Le temps est révolu où la mémoire de la Shoah protégeait les Juifs de l’antisémitisme. Aujourd’hui, elle les y expose. Plus on en parle et plus ça énerve. Le premier impératif philosophique, c’est : « Connais toi toi-même » ; le premier impératif politique, c’est, comme le souligne Hannah Arendt : « Connais ton ennemi. » Et l’ennemi contemporain n’est pas l’idéologie raciste mais l’idéologie victimaire. D’autres descendants de victimes réclament leur dû, d’autres communautés exigent leur part de Shoah. Le geste de Sarkozy apparaît aux Indigènes de la République, aux héritiers des esclaves, aux ex-colonisés et aux défenseurs de la cause palestinienne, comme un cadeau supplémentaire à ceux qui sont déjà les chouchous de la mémoire. « Trop, c’est trop », disent-ils de plus en plus fort.

En somme vous n’appréciez guère l’initiative du président et encore moins les critiques qui pleuvent sur elle ?
Je suis réservé, mais je ne joins pas ma voix au tollé, précisément parce que ce tollé confirme mon inquiétude. S’il n’y avait pas de conflit israélo-palestinien, peut-être une telle mesure aurait-elle été discutée calmement. Aujourd’hui, le calme n’est plus de mise, c’est la violence et c’est même la haine qui prévaut. Pourquoi les enfants juifs, entend-on, pourquoi pas les enfants noirs victimes de la traite, pourquoi pas les enfants victimes de la colonisation et, dernier exemple, extrêmement révélateur, dans Libération ce samedi, sous la plume d’un lecteur, pourquoi pas les enfants expulsés en vertu de la loi Hortefeux ? Cet argument a déjà été utilisé il y a quelques mois, au moment de la première célébration de la mémoire de Guy Môquet dans les écoles. Le président avait renoncé à se rendre au lycée Carnot car la colère montait et, sur un mur du lycée, une affiche proclamait ceci : « Hier exécuté comme résistant, aujourd’hui raflé comme immigrant. » Autrement dit, l’expulsion équivaut à la déportation et ceux-là mêmes qui s’identifient aux sans-papiers assimilent subrepticement, et peut-être à leur propre insu, l’Afrique à un gigantesque camp de concentration. Ce sont les avatars de l’anticolonialisme. A l’époque des luttes pour l’indépendance, on disait, comme Sartre : « L’Europe a mis les pattes sur les autres continents, il faut les taillader jusqu’à ce qu’elle les retire. » Aujourd’hui, « celui qui est ici est d’ici », dit Alain Badiou. Tout le monde est européen et tout ce qui n’est pas l’Europe, c’est Auschwitz.

Laissons de côté cette dernière outrance, sans pour autant éluder la question. Faut-il singulariser le sort des enfants juifs, faire d’eux les porte-parole de toutes les victimes ? En proclamant pieusement l’exceptionnalité de la Shoah, on n’a pas abouti à grand-chose. Le slogan « plus jamais ça » prétendait inscrire la Shoah dans une histoire universaliste, elle est devenue l’affaire des Juifs.
Il faut savoir si la destruction des Juifs d’Europe est un crime contre l’humanité. Oui, elle est un crime contre l’humanité du point de vue juridique. Cette catégorie a fait son entrée dans le droit après le traumatisme de cet événement mais qu’en est-il de la conscience collective ? Ce que je conclus de « la compétition victimaire », c’est que nous assistons à une fragmentation de l’humanité. Ce n’est plus l’humanité qui est victime du crime, ce sont les Juifs. L’humanité est devenue cette instance procédurale qui gère les différentes mémoires victimaires. L’erreur fatale de Nicolas Sarkozy a été d’annoncer cette mesure au dîner du CRIF, sans voir qu’il se mettait en contradiction avec lui-même. D’un côté, il affirmait : « l’antisémitisme n’est pas le problème des Juifs mais le problème de la République » ; de l’autre, il semblait, alors qu’on ne lui demandait rien, donner satisfaction à la revendication mémorielle de la communauté juive. Et maintenant, à qui le tour ?

A vrai dire, Serge Klarsfeld, dont on dit que c’est lui qui a soufflé cette idée au président de la République, encourage ce partage du gâteau mémoriel. Voilà ce qu’il a déclaré au Parisien : « Après, les enfants seront sensibilisés et pourront travailler sur la Shoah. Quitte à élargir cet effort de mémoire à d’autres questions, la colonisation par exemple. »
Serge Klarsfeld a toujours eu son propre agenda mais il est étrange de le voir, pour arriver aux fins qu’il s’est fixé, envisager sans états d’âme, la banalisation de la Shoah. Cette idée, pour autant, ne méritait pas les adjectifs dont l’a gratifiée Simone Veil : « inimaginable, insoutenable, dramatique et, surtout, injuste », a-t-elle dit. Injuste pour qui ? Pour l’islam de France que cela risque de braquer ? Cette fureur verbale est d’ores et déjà pain bénit pour les tenants du nouveau conformisme idéologique, c’est-à-dire tous ceux qui dénoncent le blocus de Gaza en oubliant les tirs de roquettes ininterrompus sur le sud d’Israël ou qui disent, avec Régis Debray, que « la Shoah ne rentre pas, hélas, dans le champ de conscience oriental, parce qu’on a la conscience de son histoire et que le nazisme est d’Occident ». Comme si l’Occident, ce n’était pas aussi depuis Hérodote et même Homère, la conscience de l’histoire des autres, et comme si le nazisme n’avait eu aucune accointance orientale.

Il y a un ou deux ans, vous avez solennellement appelé les dirigeants de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et tous les gardiens de la mémoire juive à cesser les voyages à Auschwitz. Quelle différence faites-vous entre ces voyages et l’idée de Nicolas Sarkozy ?
Si cette mémoire est tellement lourde à porter que, nous dit Simone Veil, les survivants s’efforcent de l’épargner, aujourd’hui encore, à leurs enfants et petits-enfants, pourquoi envoyer par cars entiers les élèves de collège à Auschwitz ? Ce qui vaut pour le parrainage devrait valoir pour les voyages. Les uns et les autres attisent le ressentiment et la jalousie victimaire et les historiens ont tort de croire que leur discipline pourra régler le problème : elle fait l’objet de la même surveillance et de la même animosité. Il y a une autre raison à mon scepticisme sur les vertus pédagogiques du tourisme concentrationnaire. On croit mettre les élèves en contact direct avec l’horreur, or Auschwitz, Treblinka et tous les camps sont par définition des endroits abstraits où il ne se passe rien. Apprendre quelque chose à Auschwitz demande une connaissance et une capacité de recueillement qui ne sont pas à la portée d’enfants en groupe. Auschwitz ensoleillé, c’est le soleil qu’on voit, Auschwitz l’hiver, c’est la tentation de la bataille de boules de neige. Moi-même, à Auschwitz, j’étais distrait ; je n’ai pu me recueillir et méditer vraiment qu’à Birkenau, parce qu’il y avait moins de monde et aussi sans doute parce que mon père y avait été détenu. Il est totalement illusoire de croire que le camp, c’est concret. Le concret, on le trouve dans les livres. Il est infiniment plus formateur de faire étudier aux élèves Si c’est un homme de Primo Levi ou les pages incroyables de Vassili Grossman sur l’entrée dans la chambre à gaz dans Vie et destin que de les emmener à Auschwitz. A Auschwitz, il n’y a personne. Dans les livres, il y a quelqu’un.

Cela dit, il faut aussi compter avec l’inculture des professeurs sur le sujet. Contrairement à ce que l’on croit en général, l’histoire de la Shoah est peu enseignée à l’université. Au Mémorial de la Shoah, on a déjà entendu un professeur s’étonner car il croyait que Drancy était en Allemagne.
Cette inculture tient à la fois à l’ignorance et à l’idéologie. Aussi contestables que soient l’initiative de Nicolas Sarkozy et son cavalier seul, ce que je sens percer dans les critiques les plus stridentes, c’est une lassitude, une aigreur, une exaspération, à l’égard de l’événement même de la Shoah. On reproche souvent aux Juifs de voir l’actualité à la seule aune de leurs intérêts communautaires – « c’est bon pour nous ? » Aujourd’hui, il faut oser le dire : la mémoire et l’histoire de la Shoah, ce n’est pas bon pour les Juifs.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy et Gil Mihaely.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Touche pas à mon despote
Article suivant Lettre à Robbe-Grillet
Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération