Disparition du compositeur et interprète américain, machine à tubes nostalgiques
En deux minutes et quatre secondes, Bill Withers compressait l’atrocité d’une rupture amoureuse. L’indicible abandon qui laisse les mots rouler sur le tapis et cet appel répétitif, écorché, longue mélopée qui ne sert plus à rien, car elle est partie. Tu peux crier dans la nuit, vieux frère, tu vas devoir admettre l’impossible vérité, vivre sans elle, alors oui, ton horizon se voile, seras-tu capable d’accepter cette déchéance-là, une de plus ? Les temps sombres sont arrivés. Tu peux serrer les poings. Ton âme, ce disque dur, vient d’enregistrer sa première griffure, il y a en aura d’autres. Les rayures font les Hommes, c’est ce que nous apprend la musique Soul. Son expression intime se niche–là, dans la nudité de l’Homme misérable, seul, face à son désespoir. La Soul est consubstantielle de notre existence fragile, elle se nourrit de notre amertume. C’est une sorte de confessionnal pour tous les naufragés, on s’y réfugie les jours de grosses tempêtes pour y puiser quoi exactement ? Une réponse, certainement pas. La Soul n’est pas un antibiotique, elle ne guérit pas, elle apaise à peine et pourtant, on doit reconnaître qu’en creusant son sillon, elle nous libère de nos peurs enfantines, elle tangue en nous, comme le souvenir de certaines comptines. La Soul est un miroir qui n’épargne pas celui qui l’écoute. Sans cesse, on revient à elle, y chercher une image perdue, le fruit défendu, le champ de tous nos territoires perdus. Bourreau des cœurs, la Soul n’en finit pas de diffuser le venin de la nostalgie. Et, avouons-le, qu’il est doux et entêtant ce parfum, nous serons à jamais son prisonnier, le passé hante les Hommes ce qui les différencie des animaux. Nous n’arrivons jamais complètement à faire le vide, notre esprit est perpétuellement embrumé par hier. Le futur n’existe pas, on végète dans le présent en refaisant le passé à l’infini. La Soul nous rappelle nos racines et nos meurtrissures. Elle révèle nos rides musicales.
Ancien ouvrier de chez Ford
« Ain’t No Sunshine » entrée dans le Top Five des charts en 1971, reprise par Nancy Wilson, Michael Jackson ou Kenny Rogers, allait faire du compositeur et interprète Bill Withers sa renommée, peut-être aussi sa caricature. Le succès planétaire de ce tube ou de « Just the Two of Us » et de « Grandma’s hands » a placé Bill Withers comme le numéro 1 du slow languissant, le héros des fins de soirées quand les corps commencent à s’aimanter. Mais, contrairement à ses confrères truqueurs, rois du mélo sirupeux et larmoyant, qui jouent trop sur la corde de l’émotion gluante pour être honnête, Bill Withers a toujours conservé une pureté originelle. Chez lui, la douleur n’est jamais feinte. Ses titres sont chargés d’une vérité éclairante, portés par une voix puissamment incarnée.
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« Je ne danse même pas. Je suis un gars assis sur un tabouret qui gratte une petite guitare et essaie de chanter en harmonie », il se définissait ainsi, simplement. Pour cet ancien ouvrier de chez Ford, la mécanique d’une chanson était celle d’un assemblage complexe. « Il y a l’inspiration globale qui vient d’une sorte de grand tout composite, qui condense tout ce que vous avez vu, entendu, expérimenté et qui est stocké dans votre esprit, vos émotions et votre cœur. Une banque de données que vous pouvez consulter comme une bibliothèque à chaque fois qu’une idée vous traverse l’esprit et dont vous devez assembler les pièces pour terminer le processus » disait-il, en accompagnement dans son second opus « Still Bill ». Le biographe David Ritz le qualifiait de profond penseur et de brillant causeur : « Bill Withers me fascine. […] Il affiche des critères métaphysiques communs à de nombreux grands du jazz et du Rhythm and blues, il opère ainsi dans un espace où la relaxation et la stimulation sont magnifiquement équilibrées ».
Ce matin, j’écoute « Rosie » sur l’album Menagerie sorti en 1977 et je ne peux me défaire de cette mélodie. Bill Withers fut notre meilleur éducateur en désenchantement.
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