Jeanne Balibar a réalisé Merveilles à Montfermeil avec l’appui logistique de Ladj Ly. Cette ode naïve à la diversité s’est fait éreinter par la critique puis doubler par Les Misérables. Récit d’une rivalité.
Dès la première scène de son film, Merveilles à Montfermeil, Jeanne Balibar annonce la couleur. La réalisatrice se filme dans le bureau du juge en train de se disputer… en arabe avec son futur-ex–époux Kamel (Ramzy Bedia). Le spectateur n’a droit à aucun sous-titre, mais comprend néanmoins de quoi il retourne grâce aux quelques mots échangés en français : « Tu veux toujours par–derrière ! Ça fait mal au cul ! » Mine affolée des avocates d’origine maghrébine. Désorientation de la magistrate, qui ne comprend rien. Bienvenue à Montfermeil selon Balibar !
Qu’on se le dise : l’avenir sera multiculturel et polyglotte. « On nous répète que les gens doivent apprendre le français. Moi j’ai renversé la tendance », explique l’actrice-réalisatrice dans un entretien accordé au Parisien le 29 mai 2018. Et l’artiste engagée de montrer dans son film des élus municipaux qui apprennent le romani, le soninké ou l’arabe pour converser avec des populations… par ailleurs francophones. Petit retour du refoulé colonial ? Justin1, Clichois qui a suivi le tournage, se souvient : « La première question que l’on m’a posée lorsque mes enfants ont voulu participer au casting, c’était de savoir quelle langue ils parlaient. J’ai répondu qu’ils parlaient français. L’équipe a insisté : vraiment, mes enfants ne parlaient pas wolof ou pular ? J’aurais sans doute dû les envoyer au casting en boubou, s’exprimant en patois subsaharien… »
Le projet à la racine
Pour comprendre ce parti pris exotique, il faut remonter à la genèse du projet. Déjà en 2013, Jeanne Balibar veut tourner à Clichy-Montfermeil. Au–delà de l’alibi (multi)culturel qu’elle invoque (« Je n’aurais pas pu le tourner ailleurs. J’ai l’impression qu’il y a toute la France ici ! »), le choix de Clichy-sous-Bois obéit à une motivation pratique : les Ateliers Médicis, dépendant du ministère de la Culture, s’y sont installés à l’été 2018. Imaginés dans le sillage des émeutes de 2005 pour introduire l’art en banlieue, les Ateliers (dont le bâtiment a été conçu par l’agence d’architecture Encore heureux, « collectif d’architectes [...] à la croisée des genres, au travers d’un enthousiasme critique, [qui] imaginent des conditions et créent des situations pour habiter la complexité du monde ») peuvent faire office de base et de truchement dans ce territoire où l’actrice a peu de repères.
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Son scénario, qui a obtenu 450 000 euros d’avance sur recettes, relève davantage de la note d’intention que du script abouti. Il s’agit de filmer une ville dont les habitants venus des quatre coins du monde vivent, parlent et s’habillent comme « au pays », cohabitent joyeusement sur fond de sieste obligatoire, d’ateliers relaxation et de journées kimono.
Pour mettre au point cette utopie urbaine, Balibar a besoin d’un intermédiaire et d’un conseiller des banlieues. Elle choisit donc Ladj Ly (remercié au générique de Merveilles), dont l’école de cinéma Kourtrajmé a investi les Ateliers Médicis quelques mois après son inauguration. Un membre du tournage raconte cette collaboration très particulière : « Sur le film de Balibar, Ladj a improvisé. Pas seulement en mettant les acteurs en situation d’impro : il a vraiment pu se faire la main sur le tournage d’un long-métrage. C’est même lui qui a trouvé le titre du film. » Le futur auteur des Misérables n’a encore que deux courts-métrages à son actif comme réalisateur solo.
Un navet, un succès
Au passage, Ladj Ly adresse quelques clins d’œil à ses copains. Par exemple, le personnage de Kamel se nomme M. Brakni – clin d’œil au porte-parole du comité Adama et inlassable pourfendeur des violences policières Youcef Brakni ? On peut l’imaginer, car ce militant est ami d’un des acteurs des Misérables.
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Profitant de la dynamique impulsée par la venue de Balibar à Clichy-sous-Bois, Ladj Ly décide ex abrupto de réaliser son propre film. Son deuxième court–métrage servira de trame de départ. Grâce au projet de Balibar, figurants et logistique sont déjà rôdés. À peine achevé le tournage de Merveilles, en juillet 2018, Ladj Ly démarre celui des Misérables. Si l’équipe n’a reçu le scénario que quelques jours plus tôt, jusqu’ici tout va bien.
Les choses se compliquent lorsque Balibar et Ly doivent préparer la promotion de leurs films respectifs. Les Misérables, film à petit budget, déroule en amont un puissant plan com : une soixantaine d’avant-premières sont prévues, tandis que le réalisateur et ses amis répètent à l’envi que le film ira à Cannes et aux Oscars. Bizarrement, aucun média ne s’étonne que l’auteur d’un film pas encore monté nourrisse de si hautes ambitions. Lauréat du prix du jury à Cannes, Les Misérables sort en salle en novembre dernier, porté par des critiques unanimement dithyrambiques. Pourtant tourné plus tôt, Merveilles ne sort qu’en janvier 2020, laissant penser au public que Jeanne Balibar surfe sur la vague Ladj Ly. D’ailleurs, Balibar fait une brève apparition dans Les Misérables. Mais les critiques ne s’y trompent pas, détestant autant le film de Balibar qu’ils ont adulé celui de Ly.
En pleine promotion, la réalisatrice ne cesse de croiser le chemin des Misérables. Le 5 décembre, elle commente dans So film la déclaration attribuée à Macron, « bouleversé » par le film de Ladj Ly : « Bullshit ! » Ça ne vole pas très haut et ça fait parler du film, mais Balibar n’est guère payée en retour. Consacré nanar de l’année par L’Express, son film s’enfonce sans que ses amis bougent une oreille. Le pompon de l’humiliation est atteint le 7 janvier dernier, sur le plateau de « Clique TV », lorsque Mouloud Achour reçoit Jeanne Balibar avec Ramzy Bedia pour la sortie de Merveilles. Une fois expédié le service promo minimum, il y est surtout question des Misérables. Membre du collectif Kourtrajmé, ayant monté les marches cannoises aux côtés de son ami Ladj Ly, Achour exhibe l’affiche du film et évoque à plusieurs reprises la présence de celui-ci aux Oscars. L’animateur doit s’y reprendre à plusieurs fois pour que Balibar, visiblement crispée, se joigne au chœur des thuriféraires. Aveuglée par l’idéologie, la réalisatrice a oublié une évidence : dans le 9–3 comme ailleurs, tout le monde peut se la faire faire à l’envers.