Longtemps, il fut dit et répété que, faute d’une classe moyenne et d’une société civile, la démocratie russe était condamnée à demeurer un régime plébiscitaire, un autoritarisme à visage quasi-démocratique. Et voilà que, depuis décembre 2011, la vague de contestation des élections dans la rue est dépeinte comme l’hirondelle d’un « printemps russe » annonçant l’avènement tant espéré de la classe moyenne russe. Ironie de l’Histoire, ceux qui aujourd’hui contestent le pouvoir de Poutine sont aussi ceux auxquels, après les chocs économiques et sociaux des folles années 1990, il a procuré stabilité, prospérité et sécurité tout au long de la dernière décennie !
On peut se méfier des schémas, des clichés et des raccourcis et reconnaître qu’ils recèlent presque toujours une part de vérité. Il est évident que la contestation du pouvoir atteint aujourd’hui, à Moscou et dans les grandes métropoles de Russie, des sommets inégalés depuis la fin de l’URSS. Les photographies et les montages vidéo postés sur Internet et les réseaux sociaux témoignent que les formes de cette contestation, ses slogans et ceux qui les scandent sont séduisants, et que l’imagination, la distanciation, l’humour y sont souvent à l’honneur. Des artistes sympathiques et des intellectuels respectables accompagnent le mouvement. C’est bien là que ça se passe, et non pas dans les meetings d’acclamation néo-soviétique du parti Russie unie ou dans les couloirs un peu trop mal éclairés du Kremlin.[access capability= »lire_inedits »]
Reste à savoir jusqu’à quel point cette effervescence est significative. La classe moyenne montante est-elle enfin en passe de faire accéder la Russie à la « vraie démocratie »? Il est tout de même permis d’en douter, car le frêle bouleau de la contestation cache assez mal la taïga de l’allégeance au système. De plus, à y regarder d’un peu plus près, la classe moyenne russe tant acclamée n’en est pas vraiment une. Quelques explications.
Dans la Russie de 2012, la détention du capital, de quelque type qu’il soit – financier ou patrimonial, social, culturel, scolaire… – est beaucoup plus inégalitaire que dans le reste de l’Europe. Les inégalités sociales se sont d’ailleurs creusées au cours de la dernière décennie, occultées par l’augmentation générale du niveau de vie moyen. La polarisation socio-économique du territoire prend des proportions inquiétantes, dessinant une géographie de plus en plus éclatée de la Russie. Un seul chiffre, mais il est éloquent : le revenu annuel moyen par tête à Moscou dépassait allègrement, fin 2010, le triple du revenu annuel médian national. Au sommet de l’échelle sociale se détache un groupe qui représente grosso modo le cinquième supérieur de la pyramide des revenus et des capitaux de toute nature. Ce sont les Moscobourgeois qui, ces temps-ci, donnent dans la rue et dans les médias le spectacle de leur irrésistible ascension. L’ennui, c’est que ce groupe en formation n’a rien de la classe moyenne émergente que l’on se plaît à décrire, et tout d’une élite sociale, pour reprendre le terme employé par le grand sociologue Iouri Levada. Si le niveau (et plus encore le mode) de vie de ses membres les rapproche de plus en plus, et davantage encore quand on descend dans la pyramide des âges, des classes moyennes d’Europe occidentale, leur culture politique et leur vision aristocratique du monde diffèrent radicalement des conceptions démocratiques et égalitaires qui prévalent largement chez nous. Un des traits dominants de cette élite sociale russe – qu’il ne faut pas confondre avec la petite classe des hyper-riches et autres oligarques flambeurs qui n’en constituent que la strate supérieure et vit en vase clos – est son extrême concentration géographique dans les deux capitales, Moscou et Saint-Pétersbourg. Cependant, cette bourgeoisie gagne du terrain dans les grandes métropoles régionales et, par capillarité, s’étend dans les villes plus petites, en particulier dans les îlots de prospérité enrichis par les hydrocarbures ou les industries de pointe. Et, grâce à Internet, des centaines de milliers de gens, à travers la Russie, s’y agrègent culturellement en adhérant à ses valeurs libérales, ses goûts cosmopolites, son style et son langage, et plus récemment à son esprit politiquement frondeur. La détention du capital numérique est la clef d’accès à l’univers mental et esthétique séduisant de la moscobourgeoisie en même temps que son principal vecteur de propagation.
Internet, souligne la sociologue Olga Krychtanovskaïa, c’est la liberté, tandis que la télévision est le véhicule de la propagande, l’instrument de la domination des esprits, qui permet au pouvoir d’entretenir l’allégeance des masses au système qu’il régente. Tout comme les gens des bons milieux qui toisaient autrefois les « enfants des cours » [dvorovye deti] et leurs beaufs [sovki] de parents, les Moscobourgeois d’aujourd’hui regardent avec un mépris à peine masqué les « visages bruts » que l’on voit dans les manifestations en faveur de Poutine et de Russie unie. Car Poutine, finalement, c’est un peu un « enfant des cours » de Leningrad : issu de la société soviétique des années 1970 – cette « société sans classes » dont on sait aujourd’hui qu’elle était une société de castes –, il incarne la trajectoire inconvenante du parvenu, le héros d’une histoire de revanche sociale d’assez mauvais goût…
Comme toutes les élites sociales, les Moscobourgeois disposent de signes de reconnaissance et de codes de conduite qui organisent leur distinction du reste de la société. Disons pour aller vite qu’ils héritent des normes de bienséance en cours au sein de l’intelligentsia soviétique des années 1970, largement gagnée au « non-conformisme intégré » et dont la tendance au conformisme non-conformiste et au terrorisme intellectuel a été souvent soulignée, notamment par Alexandre Soljenitsyne. Aujourd’hui encore, c’est l’impératif de la distinction – et non pas les croyances idéologiques ou l’engagement civique – qui gouverne la formation des idées et des opinions, ainsi que la gestion des passions politiques. Chez les Moscobourgeois, on exprime son désaccord politique avec le pouvoir pour gagner son brevet de respectabilité dans la société des « gens bien ». Il faut à tout prix se démarquer de la masse du troupeau crédule qui, croit-on, prête allégeance au système les yeux fermés. Et si un membre de la caste considère que la raison impose d’adhérer au système faute d’opposition crédible, il risque fort, à l’instar de l’actrice Tchoulpan Khamatova ou du metteur en scène Nikolaï Kolyada, de déclencher les foudres des « rebelles » qui veillent au respect des codes !
C’est donc bien un clivage entre l’élite et le peuple que les urnes ont révélé au grand jour le 4 mars. La société russe, dans son ensemble, continue de carburer à l’allégeance au pouvoir. La grande majorité de la population ne dépend-elle pas de revenus directement ou indirectement versés par l’État et par quelques grands groupes industriels et financiers qui lui sont étroitement liés ? Du coup, la révolte de l’élite sociale, bien que relative, est le seul phénomène intéressant de ces élections sans surprise. C’est à Moscou et à Saint-Pétersbourg que Vladimir Poutine a réalisé ses plus mauvais résultats et que le milliardaire ultralibéral et très bien élevé (en apparence) Mikhaïl Prokhorov est arrivé deuxième, devançant le leader communiste Guennadi Ziouganov, en deuxième position partout ailleurs en Russie. À Moscou, Poutine a recueilli moins du cinquième des voix des inscrits, même s’il reste en tête des suffrages exprimés – en raison d’une forte abstention. Les bobos urbains qui refusent l’allégeance au parti du pouvoir institutionnalisée par Poutine ne représentent donc qu’une minorité, mais une minorité très visible et très active.
Sécession culturelle, mépris du plouc, chic contestataire, tout cela rappelle des phénomènes observés ailleurs – dans des contextes évidemment très différents. De même, aussi séduisante soit la contestation pour les opinions occidentales, force est de constater qu’en se plaçant sur le terrain de l’éthique, elle rate ses objectifs politiques. Dénoncer les fraudes qui entachent les résultats des scrutins, c’est très louable, mais cela ne saurait constituer un programme susceptible de mobiliser une véritable opposition. Il est vrai qu’on ne voit pas émerger un leader, un anti-Poutine qui ferait l’unanimité et serait suffisamment crédible, professionnellement et politiquement, pour qu’on l’imagine s’installant au Kremlin demain. En attendant, à quoi sert-il de répéter que Poutine et sa clique truquent les élections pour garder le pouvoir et sécuriser leurs fortunes quand on sait pertinemment que les irrégularités et les fraudes, répétées, à chaque élection depuis vingt ans, résultent du zèle des petits chefs qui veulent plaire en haut lieu ¬– alors même qu’en haut lieu, justement, on préférerait être élu avec 55% des voix à l’issue d’élections transparentes ?
Les manifestations, avec leur folklore (arrestations, détentions en garde à vue, libérations, rumeurs multiples…), tournent au rituel médiatique. La dénonciation inlassable et justifiée d’un pouvoir archaïque et corrompu et d’une oligarchie sclérosée et dépourvue d’idées ne masque pas l’absence criante d’une véritable alternative, et d’ailleurs de toute critique argumentée de la politique économique et sociale du tandem Medvedev-Poutine. On objectera qu’en proposant à Mikhaïl Prokhorov de rejoindre le gouvernement, Vladimir Poutine a implicitement reconnu l’importance de cette « opposition de tribune ». De fait, ce geste politique montre qu’il a entendu le message des urnes ; accessoirement, il sait que, dans les rangs moscobourgeois, se trouvent beaucoup de gens qui comptent. Or, il lui faut les reconquérir s’il veut atteindre son principal objectif : maintenir contre vents et marées l’unité de l’État et du peuple russes, plus que jamais mise à mal par la réalité d’un monde au bord de la crise de nerfs. En attendant, on dirait bien que le « printemps russe » n’est pas pour demain.[/access]
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