Guy Darol replace le concert du 20 août 1972 dans la longue lutte des afro-américains pour l’égalité des droits civiques
Son break couleur beige escorté par des motards a pénétré dans l’enceinte du Los Angeles Memorial Coliseum. Sur la pelouse même où les joueurs de football s’affrontent tous les week-ends, devant un public d’habitude peu concerné par la ségrégation raciale. Ce jour-là, au cœur de l’été 1972, plus de 100 000 spectateurs noirs, venus essentiellement des quartiers pauvres de la ville, l’attendaient. Isaac Hayes était alors considéré comme le « Black Moses », un messie au crâne lustré et à la voix caverneuse. Shaft, c’était lui, le chantre du combat pour la dignité noire et des corps entrelacés au milieu de la nuit. Le Black Power était dans toutes les têtes, en ce tout début des années 1970. Son arrivée sur la scène serait l’apothéose d’un événement censé redonner foi et fierté à une communauté épuisée, lasse et meurtrie par tant d’années d’injustices.
Guy Darol aime les dissidents
Le racisme n’en finissait pas de distiller son fiel. La plus grande démocratie du monde n’arrivait toujours pas à dépasser son trauma originel et calmer cette colère sourde. L’émeute, à intervalles réguliers, était devenue un moyen d’expression toujours sévèrement réprimé. L’oppression minait les rapports sociaux de tout un pays. L’Amérique en plein shoot de surconsommation et dans l’impasse vietnamienne préférait fermer les yeux. L’heure de la réconciliation et du partage n’avait pas encore sonné. À ce moment-là de l’histoire, Isaac Hayes incarnait un modèle d’émancipation et de réussite. Sa musique profonde et lancinante, sorte de mélopée amoureuse où l’âme vient s’échouer certains soirs de déprime, sonnait comme un acte de résistance. Il avait digéré et disséqué l’amertume des révoltés pour en extraire une force tellurique. La ligne de basse hypnotique, les cuivres à la rescousse pour supporter les envolées lyriques et puis ce timbre unique qui tangue comme un tanker en haute mer. La « Soul music » avait trouvé son maître à penser. De l’amour ou de la rage, on ne sait toujours pas qui sort gagnant de ce combat musical. Ce jour-là, Isaac est sorti de sa voiture, un étrange chapeau mou en forme de cloche lui couvrait la moitié du visage et il était emmitouflé dans une cape bariolée.
Une clameur s’empara du stade. Dans les gradins, on se trémoussait avec la même ferveur que sur le plateau de l’émission télé « Soul Train » animée par Don Cornelius. Les premières notes de « Shaft » résonnèrent comme un appel à la liberté. Le pasteur Jesse Jackson lui ôta son couvre-chef très lentement dans un geste biblique. Issac apparut, lunettes verres fumés et torse nu couvert de chaînes en or. Ce fut le clou d’un spectacle incroyable et d’une prise de conscience générationnelle. Quelques heures auparavant, toute l’essence de la musique noire américaine avait défilé. On avait vu Rufus Thomas en costume-bermuda rose, « The Bar-Kays », « The Staple Singers » ou encore la reine Carla Thomas. Ils étaient tous là. La mythologie Wattstax était née. Pour en comprendre la portée et la mystique, un seul auteur français était capable de relever ce défi. C’est-à-dire croiser les messages politiques notamment les modes d’action du Black Power et la variété des sons. Guy Darol a toujours porté un intérêt aux dissidents et aux outsiders du Rock. Ce grand spécialiste de Zappa et de l’écrivain André Hardellet ne s’enferre dans aucune frontière idéologique. Sa prose fluide coule comme une cascade de mots susurrés par Otis Redding. « Wattstax est un mot-valise, lourd de nombreuses significations. C’est la contraction de Watts et de Stax, le rapprochement d’une révolte furieuse et d’un label enraciné à Memphis, dans le Sud profond longtemps ostracisé » écrit-il, dans l’avant-propos de Wattstax, 20 août 1972, une fierté noire aux éditions Castor Astral dans la collection « A day in the Life ». Qui se souvient de cette émeute des habitants du quartier de Watts survenue à l’été 1965 qui aboutira à près de 4 000 arrestations ? Le rêve américain se désintégrait face au chômage, à la pauvreté, aux tensions récurrentes avec la police et à la ghettoïsation d’une partie de la ville. Sept ans plus tard, l’idée germa de rassembler ces exclus sur l’autel de la musique avec un slogan, ce cri qui vient de l’intérieur, « I Am Somebody » et d’honorer aussi la mémoire de Martin Luther King.
Affirmation de soi
Reprendre son destin en main, voilà à quoi aspirait cette foule. « Wattstax serait l’expression de sa fierté et la musique participait de l’honneur et de la délivrance » résume Guy Darol. Wattstax prit également la forme d’un documentaire qui, près de quarante-cinq ans plus tard mérite un visionnage attentif. Wattstax fut un creuset où tous les genres étaient respectés, le Gospel, le ryhtm and blues, le jazz, le funk et même le rap y puisera sa veine pamphlétaire. Vers 15 heures, Jesse Jackson prit le micro et déclara : « Notre peuple a une âme. Notre expérience détermine la texture. Le goût et le son sont notre âme. On vit peut-être dans un taudis mais le taudis ne vit pas en nous. On est peut-être en prison, mais la prison n’est pas en nous… ». Et une jeunesse américaine se fit entendre.
Wattstax – 20 août 1972, une fierté noire de Guy Darol – Le Castor Astral
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