George Steiner (1929-2020) incarnait l’homme de culture européen. Armé de sa libido sciendi, ce critique littéraire et philologue polyglotte défendait une certaine idée de la grande culture à transmettre aux jeunes générations. Portrait.
Des titres prestigieux, George Steiner en a conquis tout au long de sa vie, mais c’est celui de postino (« facteur ») qu’il aimait s’attribuer, en écho malicieux au film de Michael Radford (Il Postino, 1994) racontant comment un jeune Italien illettré découvre la poésie en apportant son courrier, venu du monde entier, à Pablo Neruda alors exilé sur l’île de Salina. Critique littéraire et philologue polyglotte, homme de culture viscéralement européen nourri dès son plus jeune âge de poésie, de musique et de philosophie par des parents lettrés, George Steiner devenu professeur (Cambridge, Genève) aurait pu se contenter de récolter les honneurs dus à son rang de mandarin. Il fit en réalité de son enseignement un sacerdoce passionnant, et assuma pleinement sa vocation de « clerc » en refusant de confondre l’acte créateur et le commentaire savant. Voyant dans l’intellectuel « le serviteur de ce qui compte », il était trop apolitique pour que son engagement au service de la langue et de la culture fasse de lui un personnage sartrien : « Il faut être un donateur », disait-il souvent ; un restituteur de sens et de « réelle présence » après qu’une cléricature irresponsable a rompu l’alliance entre les mots et le monde.
Pourquoi lire Steiner?
Steiner avait il est vrai une manière bien à lui de s’élever après s’être abaissé, et il faut le croire quand il dit n’être ni un créateur ni un grand homme, mais un « maître à lire » ; le croire tout en étant conscient qu’il fit ainsi de la maîtrise, non pas l’obstacle à la souveraineté comme le pensait Georges Bataille, mais le premier degré d’une quête d’excellence aux horizons divers et illimités. Sans doute est-ce là ce qu’il nommait « la merveilleuse arrogance juive devant les possibilités de l’esprit ». Sa capacité d’étonnement fut à cet égard incommensurable, et donne à son œuvre un rayonnement qui en fait l’égal des plus grands. Remplissant le rôle de messager, d’herméneute et parfois de psychopompe dévolu par les Anciens à Hermès, Steiner put affirmer avec assurance qu’il « traverse les frontières en ayant pour visa l’immémorial »
