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La France, six feet under


Ce n’est ni le rose socialiste, ni le bleu umpiste qui a dominé le débat de l’entre-deux-tours des « deux finalistes » « sélectionnés » par les Français. Les costumes et les cravates oscillaient entre le gris anthracite très sombre et le carrément noir, les deux animateurs et le décor du studio (à peu près aussi lugubre qu’une salle d’attente de crematorium) étant à l’unisson. A croire que chacun des deux candidats avait demandé ses bonnes adresses de fringues à un ami fossoyeur.

Certes, il faut bien admettre que c’était animé pour une veillée funèbre. Durant le débat lui-même, les deux candidats m’évoquaient parfois moins deux fossoyeurs que deux écoliers se disputant sur l’identité du prochain chef de leurs petits jeux de cour de récréation, tout en feignant d’ignorer que lorsque la maîtresse d’école, (au choix : la Commission européenne, les agences de notation ou les marchés) sifflera la fin de la récréation, il faudra sagement se mettre en rang pour retourner aux choses sérieuses.
De quoi les deux postulants portaient-ils donc le deuil ? On dit des All Blacks qu’ils portent le deuil de leurs adversaires. Hier soir, au-delà de leurs chamailleries de façade, nos deux champions semblaient s’être réunis pour porter le deuil d’une grande idée. Une grande idée qui aura quand même duré quelque quinze siècles. Une grande idée trop grande pour eux sans doute, écrasés qu’ils sont, comme nous le sommes tous, nous autres Européens fatigués, par une Histoire dont nous voulons à toute force sortir, après que nos ancêtres en eurent assumé la charge durant un temps immense.

Cette grande idée c’est bien sûr la France, qui de nation qu’elle était naguère est devenue en quelques décennies et dans l’indifférence quasi-générale, une province sympathique et verdoyante de l’Europe. Oh bien sûr, un des deux candidats s’en sera fait le chantre pendant toute la campagne et pendant ce débat, mais un chantre d’obsèques. C’est un beau requiem qui nous fut chanté, mais c’est un requiem. L’identité de la France tant célébrée par le Président sortant ressemble de plus en plus à celle de la Bretagne au XIXe siècle : un folklore qui est un os à ronger pour les locaux et un délicieux amusement pour les touristes. De ses derniers défenseurs qui la prennent encore au sérieux émanent d’ultimes odeurs nauséabondes qui sont celles d’un corps politique en voie de décomposition avancée. Quelques vigoureuses mesures de l’un ou l’autre de nos deux thanatopracteurs ne manqueront pas de les faire disparaitre : la France est sur le point d’être embaumée.

Durant ces dernières décennies, les Français se seront débarrassés de tous les attributs de la souveraineté. La France aura renoncé à sa monnaie, après avoir abandonné le contrôle de ses frontières, une politique de défense autonome, une politique commerciale et industrielle indépendante, pour finir par céder la liberté même de décider souverainement de son budget. Sur tous ces sujets, nos deux débatteurs ont gardé un prudent silence quasi- total. Entre les iPad de Corrèze et le cas DSK on évoqua bien un moment la perspective hautement comique de voir le nouveau Président arriver seul « avec son petit costume » pour éviter l’implosion de l’Euro ou la disparition de la Grèce, mais dans l’ensemble les 150 minutes d’un bruyant et belliqueux silence en mémoire de la France libre ont été parfaitement respectées.

Lorsque la France décide en 1973 d’aller se financer sur les marchés comme un simple particulier, ce n’est pas une simple mesure technique visant à juguler l’inflation, comme veulent nous le faire croire les économistes orthodoxes, mais une décision d’une portée anthropologique immense. Certains des plus grands économistes de notre pays, que l’on peut difficilement soupçonner d’appartenir à la France moisie, avaient écrit dès le début des années 1980 un ouvrage qui mettait en lumière le lien entre la notion de la souveraineté et la monnaie[1. Michel Aglietta et André Orléan, La Violence de la monnaie, PUF, 1982, et aussi des mêmes, La Monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, 2002]. D’un point de vue anthropologique, la souveraineté trouve sa source dans le sacré. De ce sacré qui fait tenir ensemble la communauté politique émane la monnaie. Et non l’inverse. Lorsque la source de la monnaie semble se trouver dans les marchés et non plus dans l’Etat lui-même, c’est que le sacré lui-même a connu un transfert de l’Etat vers les marchés. C’est en ce sens que l’on peut parler de la mort de la France. A l’aune de cette thèse, on mesure l’ampleur du fourvoiement que représente la création de l’Euro. De la monnaie elle-même, a fortiori d’une monnaie déterritorialisée et sans âme telle que l’Euro ne naîtra aucune souveraineté politique. Ce leurre nous a explosé à la figure ces dernières années. Mais encore une fois, chacun de nos deux Men in Black s’est tu là-dessus.

Si l’on veut mesurer le désarroi que provoque la disparition de la France, il suffit de constater l’absence quasi-totale du débat des questions de politique étrangère. C’est la notion même d’intérêt national qui semble être devenue illégitime, et même impensable. Sans même évoquer les bouleversements majeurs que constituent les changements politiques et les guerres civiles qui se déroulent à nos portes dans le monde arabe, sans même parler du sort tragique des chrétiens presque partout dans le monde musulman, y compris, et même surtout, dans les pays dans lesquels l’OTAN et donc la France sont intervenus, on ne peut qu’être frappé par le traitement incroyable qu’ont fait subir aux questions africaines les deux candidats. Un des pays en Afrique où l’influence française était la plus forte, un des pays les plus pauvres au monde, qui est aussi un des premiers pourvoyeurs d’émigrés vers la France, vient de tomber pour une large part sous la coupe d’un régime qui se revendique d’Al-Qaïda, pour des raisons liées à l’action militaire de la France. La seule réaction à un événement aussi important est venue du Président sortant, sermonnant les putschistes militaires maliens pour leur non–respect des procédures démocratiques. Le monde s’effondre, mais si l’on continue à voter, quitte à voter les pieds devant, tout va bien.

Eh bien, ce sera sans moi. Malgré tout ce noir, pour moi, c’est décidé, dimanche 6 mai, je vote blanc.



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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