Des petites filles chinoises aux rats de l’opéra, l’exposition « Marche et démarche: une histoire de la chaussure », au Musée des arts décoratifs de Paris, dévoile les effets de la mode, de la classe sociale, du métier sur la démarche, la déambulation et le squelette tout entier.
Brodequins, mocassins, escarpins, militaires ou mondaines… les chaussures nous portent, soustraient une part de notre anatomie aux regards des autres et, parfois, nous rehaussent à leurs yeux. Leur rôle est ambivalent ; nous avons adopté la station verticale, puis Narcisse, murmurant à notre oreille, nous conseilla de nous parer, de nous « emballer ». Les chaussures embellissent notre silhouette, elles nous contraignent aussi, nous blessent, nous déforment. Il arrive tantôt que nous appelions de nos vœux le martyre qu’elles nous infligent, et tantôt que nous le fassions subir à d’infortunées créatures.
Un talon dans le cœur
L’objet s’adapte à son environnement, à son usage : voici une sandale dont l’extrémité est légèrement relevée, afin de limiter l’invasion du sable. On s’étonnera du pied menu de la reine Marie-Antoinette : l’une de ses chaussures datant de 1792, ici exposée, mesure 21 centimètres dans sa longueur, soit la pointure d’un enfant de cinq ou six ans ! Les dames de qualité marchaient si peu que leurs pieds n’avaient nul besoin de se grandir. L’attrait qu’exerce le pied féminin semble intemporel. Au xxe siècle, on l’aime cambré (et, avec lui, le mollet ainsi que les reins) par des talons hauts, aiguilles de préférence, qui font reposer tout cet « appareil » sur une pointe vertigineuse : la lame d’un poignard de poche. Les néoféministes le proscriraient-elles, nos plus aimables contemporaines ne s’en lasseraient pas, heureuses d’attirer l’attention des mâles dominés, victimes d’une douce violence « sexiste et sexuelle », auxquels cette seule vision donne la physionomie du loup de Tex Avery, langue pendante et yeux exorbités devant un chaperon rouge en chanteuse de cabaret !
Un mot surgit alors, soufflé par la langue savante ; Charles de Brosses (1709-1777) en usa le premier, décrivant « certains objets terrestres et matériels appelés Fétiches chez les Nègres africains, parmi lesquels ce culte subsiste, et que par cette raison j’appellerai Fétichisme [tooltips content= »Introduction à Du culte des dieux Fétiches ou Parallèle de l’ancienne religion de l’Égypte avec la religion actuelle de Nigritie, 1760. »][1][/tooltips] ».
Dès 1909-1910, Sigmund Freud évoque le fétichisme du pied, celui-ci représentant « le pénis de la femme, dont l’absence est si lourdement ressentie ». Mais alors qu’est-ce que ce fétichiste-là ? Un individu qui désigne un objet parfois commun, lequel devient la représentation exclusive de son désir sexuel. L’affaire est sérieuse : « […] Ce n’est pas sans raison que l’on compare ce substitut au fétiche dans lequel le sauvage voit son dieu incarné. » (Sigmund Freud)
Réducteurs de pieds et pointes de petits rats
On dit que les mâles chinois s’affolaient devant un pied féminin minuscule, empêché de croître par un bandage de contention qui l’estropiait. La tradition du pied minuscule « réglementaire » (sept à huit centimètres idéalement) dans la Chine traditionnelle repose sur de rudes pratiques : les pinceaux des petites filles sont maintenus sous la contrainte de bandages serrés, qui ramènent les doigts, à l’exception du gros orteil, sous la voûte plantaire. La forte compression maintenue pendant deux ou trois années produit une forme qui, pour les Chinois, évoque un lotus. Auguste Haussmann (1815-1874, apparenté au baron) donne un témoignage saisissant de ces ripatons réduits : ces dames progressent par très petits pas « en clopinant à la manière des canards [en s’appuyant] contre les murs, sur leurs parasols ou sur l’épaule de leurs suivantes, quand elles sortent de chez elles [tooltips content= »Voyage en Chine, Cochinchine, Inde et Malaisie, Paris, 1848. »][2][/tooltips][…] ». Il surprend un jour une assemblée de femmes, qui s’enfuient à sa vue, mais il a le temps d’apercevoir leurs « charmants petits souliers […] qui avaient la forme du sabot d’un poulain [tooltips content= »Ibid. »][3][/tooltips]. »
Quant aux petits rats de l’Opéra, leurs premiers pas, dressés sur les pointes dures de leurs ballerines, sont le moment de l’apprentissage de la douleur. Le peton, fortement irrigué, très souple et mobile, presque intrigant, fixe sur lui une fantasmagorie érotique à peu près sous tous les cieux, et peut-être plus encore la chaussure où il trouve son logement.
La bottine de la bonne dans la bouche de monsieur
Il nous revient alors la scène d’un roman, Le Journal d’une femme de chambre, d’Octave Mirbeau, publié en 1900, dont Jean Renoir, en 1946, tira un film avec Paulette Goddard, puis Luis Buñuel, en 1964, avec Jeanne Moreau.
Célestine, jeune et jolie bonne, prend son service dans une famille de la bourgeoisie provinciale. Le patriarche la reçoit dans sa chambre. Il s’inquiète soudain de ses bottines. La sueur lui vient au front, une lueur trouble passe dans ses yeux. Il veut absolument savoir si elle en possède plusieurs modèles, de préférence très vernies. Il lui ordonne de les déposer, chaque soir, dans la chambre, et de les reprendre au matin.
Quatre jours plus tard :
« Monsieur était mort !… Étendu sur le dos […] le corps presque entièrement nu. [Il] tenait […] une de mes bottines, si durement serrée dans ses dents, qu’après d’inutiles […] efforts je fus obligée d’en couper le cuir, avec un rasoir, pour la leur arracher… »
Du Moyen Âge à nos jours, les chaussures, les grolles, les pompes revêtent une importance réelle et symbolique. Quelle que soit notre pointure, « Marche et démarche » nous invite à placer nos pas dans ceux de l’humanité.
« Marche et démarches: une histoire de la chaussure », Musée des arts décoratifs, jusqu’au 22 mars 2020.
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