Une partie des élites soixante-huitardes voyait dans le « pédophilisme » de Gabriel Matzneff l’aboutissement de l’utopie sexuelle. Cinquante ans plus tard, c’est au nom de ce même individualisme que notre société généralise la PMA sans se soucier des enfants.
La pédophilie est sans doute vieille comme le monde, comme moyen de conjurer la succession des générations, donc le vieillissement et la mortalité, mais son image a varié avant de prendre l’allure idyllique contre laquelle on s’insurge en ce moment.
Post-68: Le progressisme qui a porté le « pédophilisme » était dévoyé et confus, mais il était orienté positivement…
Classiquement, peut-on dire, elle avait pour cadre plus qu’un rapport de domination entre les partenaires, une différence de statut et même de nature, l’enfant étant souvent considéré comme préhumain, sorte de matière première irresponsable livrée aux projections fantasmatiques de l’adulte. La vraie vie, la vie personnelle commençait plus tard. L’ambiguïté de la langue grecque est instructive, où le mot « païs » peut être traduit par « enfant » aussi bien que par « esclave ». Le cas de Gide, pédophile public et prix Nobel, illustre la situation ancienne, qui déjà était insupportable en Europe : il a dû aller au Maghreb pour trouver l’enfant-esclave, disponible sans drame et sans scrupules grâce au décalage colonial.
La scandaleuse exploitation gidienne se poursuit avec le « tourisme sexuel », mais en Occident la pédophilie est pratiquée dans un cadre en principe égalitaire. C’est pourquoi, comme dans le cas de Matzneff, la supériorité de l’aîné doit s’envelopper de sentiment, procéder par séduction. Ce que montrent les témoignages actuels, c’est que la domination, l’inégalité d’expérience et de maîtrise de soi, persiste sous l’apparence d’une égalité sentimentale. La « parole libérée » des anciennes victimes a invalidé le préjugé de consentement qui pesait sur elles. Mais ceci nous rend d’autant plus inaptes à comprendre les apologies de la pédophilie libératrice qui se sont exprimées naguère au cœur de l’establishment culturel.
On entend pas Saint-Germain-des-Prés
Les petits arrangements, silences, complicités… de Saint-Germain-des-Prés ont joué en faveur de Matzneff, mais cela n’explique pas que des maîtres à penser l’aient vu en précurseur d’une libération. On aurait tort également de croire que la pédophilie supposée idyllique a jamais été une pratique répandue. C’est parce qu’elle faisait fond sur une inégalité naturelle que la pédophilie « cynique », de modèle ancien, a pu être courante dans certaines cultures, comme le monde gréco-romain. Au contraire, celle que nous réprouvons actuellement prétendait prolonger le principe égalitaire en égalité intergénérationnelle. Dans ces conditions, pour recouvrir, pour franchir la distance entre les valeurs affichées et la douteuse pratique, cette pédophilie avait besoin d’être justifiée en théorie, ce qui la cantonnait à un milieu restreint. Ce « pédophilisme » n’était pas lié à un dérèglement général des mœurs, il a été un phénomène d’opinion ou plutôt d’idéologie : tout en invoquant les valeurs démocratiques de liberté et d’égalité, il faisait, sous l’apparence d’une proposition audacieuse, la promotion de mises en œuvre perverses.
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Puisque nous aussi, nous nous réclamons des valeurs démocratiques, il nous faut essayer, c’est même une obligation, de comprendre le scandaleux paradoxe de ce pédophilisme qui a pu rencontrer et activer certaines complicités dans une manière de penser que nous partageons. À cet égard, il faut faire un retour sur le « moment 68 », où l’on a reconsidéré une question intrinsèque à la démocratie moderne et que le marxisme avait cru résoudre, le rapport entre l’émancipation personnelle et l’émancipation collective. Selon le Manifeste, le « libre développement de chacun » et le « libre développement de tous » allaient être rendus indissociables dans le cadre de « l’association » qui remplacerait « l’ancienne société bourgeoise ». L’évidence qui éclate en 1968, la faillite du soviétisme étant actée, c’est que l’on ne peut espérer un renversement global, par le haut, des déterminations oppressives, renversement qui assurerait d’un coup l’émancipation de tous et de chacun. Commence alors ce qui dure encore, la promotion de l’individualisme, la priorité, en terme chronologique et en termes de valeur, des droits de l’individu, recouvrant bientôt ceux de l’homme et du citoyen. Cependant, dans son élan initial, l’individualisme soixante-huitard restait associé à l’utopie antérieure. Même si la séquence devait être inversée, l’émancipation individuelle et l’émancipation collective restaient liées. Dans le cadre de cette utopie, reconfigurée mais conservée, un personnage comme Matzneff pouvait sembler précurseur.
Le désenchantement post-68
Cinquante ans après le flamboiement d’imagination qui a marqué la fin des « Trente Glorieuses », nous sommes au contraire dans le désenchantement réaliste et la dénonciation des fautes. La parole des victimes fait foi. Reste pourtant intact ce qui fut le noyau de la révolte culturelle : la dogmatique individualiste. L’aura qui entourait la pédophilie a disparu, mais peut-on dire que nous avons « changé d’époque » quand subsiste le mode de justification dont elle a profité : le parti pris de ne considérer la société que du seul point de vue des individus, donc le refus de discriminer entre les « choix de vie », quels que puissent en être les effets prévisibles. Au premier abord, ce relativisme semble augurer un régime de tolérance. Mais les choses s’inversent quand la tolérance devient obligatoire et structure les mentalités, quand l’interdiction de juger devient le seul principe commun. On oppose alors le « ringardisme » qui voudrait encore juger à l’attitude progressiste, qui elle-même a changé de style et d’orientation. Le progressisme qui a porté le « pédophilisme » était dévoyé et confus, mais il était orienté positivement. Celui qui est associé actuellement à l’agnosticisme moral devient simple acceptation du cours des choses, une résignation. En cela, il apparaît durci, incapable de concevoir ce qui n’entre pas dans son cadre.
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Le lien que nous entretenons avec la période « utopique » dont nous voudrions nous distinguer apparaît quand on considère dans les débats actuels non pas les enjeux, mais la structuration de l’opinion, les réflexes à l’œuvre et les grilles d’interprétation, qui restent les mêmes. On voit aussi le même écart qu’autrefois entre les opinions et les comportements. À propos par exemple du principal débat « sociétal » de ces dernières années, la PMA pour toutes, l’acquiescement global de l’opinion n’empêche pas que la pratique ne concerne qu’une très petite minorité et même qu’une nette majorité des « sondés » juge important qu’un enfant ait un père. Comme la pédophilie naguère, la PMA non curative c’est pour les autres, mais l’esprit du temps impose, comme autrefois, à ceux qui ne veulent pas se laisser dépasser d’accepter en bloc les propositions d’une modernité moins séduisante, mais plus contraignante, à quoi on n’échappe pas.
L’enfant au centre du débat
Qu’il s’agisse de libérer la pulsion pédophilique ou d’engendrer seule, au centre du débat d’aujourd’hui comme du débat de naguère, on trouve l’enfant et son mutisme, mutisme radical, absence même, quand il s’agit d’un enfant à naître. Le cas des enfants de la PMA est évidemment très différent de celui des victimes de pédophiles. Il leur sera sans doute presque impossible de ressentir et d’exprimer un manque pur, l’absence de ce qu’ils n’auront pas connu. Comment pourraient-ils se mettre à distance de leur origine, d’un destin inséparable de ce qu’ils sont ? L’analogie entre les deux situations ne doit donc pas être poussée trop loin. On peut néanmoins se demander ce que diront certains enfants de la PMA quand ils auront surmonté la difficulté de s’exprimer sur les conditions de leur introduction dans le monde, difficulté dont on a tant parlé à propos des scouts de Bernard Preynat, comme d’Adèle Haenel ou de Vanessa Springora.
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Mais au-delà des éventuelles protestations de ceux qui auront enduré les effets des choix actuels, on doit s’interroger sur les embarras de la société individualiste. Dans ce cadre, l’impossibilité de formuler un choix moral collectif impose, par une fuite en avant, de parier que la libération des choix individuels assure le progrès intellectuel et moral collectif. En somme, l’obstination des individus à faire valoir sans limites leurs droits a comme contrepartie la difficulté de faire vivre des institutions, la difficulté de faire ensemble consciemment ce que de toute façon la naissance et l’éducation imposent en fait : décider a priori, à la place de ceux qui sont incapables de faire valoir leur cause et qui se trouveront sur un terrain vague si les rapports entre générations ne leur apparaissent pas lisibles et légitimes. L’individualisme postinstitutionnel qui tourmente notre démocratie appelle une réponse dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle se fait attendre. « Changer d’époque », ce serait retrouver le sens d’une existence collective instituée.