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Bretécher, le jour d’après

La dessinatrice d'Agrippine et des Frustrés est décédée hier à 79 ans


Bretécher, le jour d’après
La dessinatrice Claire Brétécher en train de dessiner, mars 1972 © DANIEL LEFEVRE / INA

Disparition de la dessinatrice qui avait si bien croqué la gauche bien-pensante


Ce matin, je suis frustré. J’en veux encore. Je ne suis pas rassasié de la voir et de l’entendre par l’entremise du petit écran. Son visage et sa voix ne me quittent plus, un comble pour une dessinatrice. Sa distance sauvage agit chez moi comme un vent de révolte vite étouffé par le sentiment désagréable d’être né trop tard. Je n’aurais donc connu que des dissimulateurs et des opportunistes dans ce long tunnel que furent les années 80/90. Une jeunesse sans but et sans chair soumise aux lois du marché, errante au gré de désirs plus ou moins formatés. La normalité était notre dessein funeste ; le confort matériel guiderait bientôt notre existence exclusivement marchande. Nous étions trop respectueux et peureux pour nous émanciper. Nous n’avions même pas l’envie ou l’idée de nous extraire de cette gangue asphyxiante. Nous payons aujourd’hui nos aveuglements douillets.

Notre première lanceuse d’alerte

Alors, je regarde, avec ivresse, cette fille brute et indisciplinée, bourgeoise sur fond d’anarchie rieuse, frondeuse par tempérament et non par calcul politique, avancer dans les Arts avec une sorte de nihilisme joyeux. Elle donnait du talent à la presse écrite d’alors. Bretécher avait la force des êtres décomplexés, c’est-à-dire qu’elle était capable de penser contre son camp, de s’amuser de ses propres contradictions, de ne jamais pontifier et de ne pas endoctriner ses lecteurs. Personne ne l’instrumentait. Elle levait les épaules quand on la qualifiait de meilleure sociologue du pays, adoubée par Barthes et consorts. Coquette, elle se moquait de son image d’artiste. Elle n’avait pas la prétention des sergents instructeurs d’une gauche moralisatrice qui était sur le point de faillir. Elle conservait tout de même une certaine tendresse pour ses congénères des luttes improbables, les professionnels du désordre entre Bastille et République. Elle avait pressenti avant tout le monde l’effondrement des idéaux et la psychologisation des rapports amoureux. Intraitables, ses dessins nous tendaient le miroir de nos faiblesses. Tout ça, sans emphase et clairons, mais sur le mode d’un désenchantement amusé, l’acidité rigolarde en plus. Le parti d’en rire était sa forme de politesse, la marque d’une noblesse d’âme. L’esprit de sérieux commençait à déborder de partout, la mondialisation irriguait déjà les cerveaux disponibles. Depuis, nous avons été assommés par tous ces donneurs de leçons. Elle fut notre première lanceuse d’alerte, spontanée et intelligente. Elle avait tout vu, tout compris.

Dans quelques semaines, au printemps peut-être, je relirais ses albums, à la campagne. Pour l’instant, il est trop tôt. Je préfère conserver des souvenirs confus de cette époque-là, des pages du Nouvel Obs émergent peu à peu des limbes. Ma mémoire broute comme le moteur d’une Lancia Fulvia. Cette BD urticante dont Claire était la reine fut notre biberon d’irrévérence. Je revois Gotlib, Mandryka, Lauzier, les couvertures de Pilote et de L’Écho des Savanes, tous ces « chevelus » en ordre de bataille. Goscinny en seigneur bienveillant bousculé par cette horde fougueuse. Ils allaient déconstruire notre cadre. Hier, tard dans la nuit, j’ai visionné de vieilles archives de Claire Bretécher (1940-2020), notamment un documentaire de la télé suisse-romande datant de février 1977. Je peux l’affirmer : la femme des années 1970 n’est plus. J’ai eu le même sentiment d’abandon à la mort de Jean-Pierre Marielle, en avril dernier. Cette femme-là, mèche blonde et lunettes rondes, était un miracle, sorte de mur infranchissable qui ne minaude pas et qui ne pleurniche pas. L’ancienne professeure auxiliaire de dessin à Pontoise avait une façon de désarçonner son interlocuteur par des répliques balancées avec un dilettantisme souverain. On l’écoute comme captivé par cet humour ravageur, un naturel indomptable, une absence totale de trucages. Sa tessiture est addictive. Sa parole fuse sans gloriole et sans fausse modestie.

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Quel artiste bouffi de lui-même oserait s’exprimer ainsi aujourd’hui ? « Je suis incapable de faire un bon dessin par semaine » ; parlant de son œuvre : « Je pense que c’est un petit truc qui correspond à l’époque, ce n’est pas ça qui traverse les siècles » et quand on l’interroge sur le message supposé de ses dessins, elle se marre carrément : « Non, je n’ai pas l’intention d’en donner, il faudrait encore que je sois capable d’en donner un ». On mesure, ce matin, le chemin parcouru dans le mauvais sens. Nous sommes gênés du défilé perpétuel des artistes en promotion, la pauvreté de leur langage, leur caractère versatile et leur indéniable abdication à l’air du temps. Ils n’impriment chez nous qu’un vague sentiment de pitié, parfois, avouons-le, un peu de colère par tant d’insignifiances. Alors, pour se purifier l’esprit et l’œil, il est salutaire de réécouter Bretécher et de la lire. Il se passe quelque chose dans le poste d’atrocement éruptif. Paupières basses, diction à la Sylvie Joly par moments, moue qui nargue et ce souffle de la liberté qui s’exprime et emporte tout.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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