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« L’Allemagne doit faire évoluer sa politique mémorielle »

Entretien avec Michael Wolffsohn


« L’Allemagne doit faire évoluer sa politique mémorielle »
Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem © Heidi LEVINE/ SIPA

L’historien allemand Michael Wolffsohn conteste le discours prononcé par le président fédéral Frank-Walter Steinmeier au mémorial de Yad Vashem le 23 janvier dernier, qu’il ne juge pas adapté à la situation contemporaine.


 

Causeur. Professeur Wolffsohn, le 23 janvier dernier, le président fédéral allemand Frank-Walter Steinmeier prononçait un discours à l’occasion du cinquième Forum international sur la Shoah, intitulé « Se souvenir de la Shoah : lutter contre l’antisémitisme ». Il fut en cela le premier chef d’État allemand à prendre la parole dans ce Forum à Yad Vashem, en commémoration de la libération d’Auschwitz il y a 75 ans. Est-ce un “cadeau” et une “grâce” comme il l’a déclaré ?

Prof. Dr. Michael Wolffsohn. Je n’en suis pas certain. Tout ceci est assez grandiloquent et maladroit. Cela vaut d’ailleurs autant pour les mots prononcés que pour son langage corporel lorsqu’il s’est exprimé. Car ce sont depuis longtemps les mêmes mots, les mêmes expressions. Cela les rend hélas d’autant plus creux et sans valeur. Il n’est donc pas étonnant que presque plus personne n’écoute ses discours.

Avoir des « nouveaux » Allemands signifie également la nécessité d’une nouvelle culture de la mémoire, de nouveaux contenus basés sur des faits. Or, dans la situation actuelle, les belles paroles du président Steinmeier échappent à beaucoup

Yad Vashem a pour vocation d’être un mémorial aux victimes de la Shoah, en nommant chaque personne qui a péri dans le génocide. Avec la disparition progressive des témoins survivants, comment garder la mémoire vivante ?

Tout repose sur la connaissance et la transmission. Y a-t-il encore des témoins de l’assassinat de Jules César en 44 avant JC ou des Croisades au Moyen-Âge ? Évidemment non. Mais nous avons conservé une mémoire à travers la connaissance historique et la compréhension des faits. Cette connaissance historique ne dépend pas seulement des témoins contemporains, mais de la transmission de l’Histoire. Les archives sur l’Holocauste sont nombreuses et il convient de les transmettre au maximum. En ce sens, le rôle des écoles, des universités et des médias est primordial.

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Justement : une enquête de la fondation Körber montre que 40% des jeunes Allemands ne savent pas ce qu’était Auschwitz. N’y a-t-il pas une faille importante au niveau scolaire et familial ?

Oui, et les chiffres ne sont guère plus encourageants chez vous en France. D’ailleurs, même si les résultats d’enquête sont indéniablement mauvais en Allemagne, elle fait bien mieux que beaucoup d’autres pays. Il n’empêche qu’il faut impérativement que l’école et les parents trouvent de nouvelles voies. De même que les politiques… à commencer par le président fédéral comme je le mentionnais. Sans oublier les médias qui doivent davantage développer leur autocritique.

Que voulez-vous dire précisément quand vous affirmez qu’il y a un défaut de mémoire dans une partie de la population allemande ?

Je pense tout d’abord que la parole officielle publique n’est plus adaptée. Environ un quart des Allemands sont aujourd’hui issus de l’immigration. Beaucoup sont musulmans. La culture de commémoration en vigueur en Allemagne ne vise que les descendants des Allemands qui ont été témoins, ont soutenu ou subi le régime nazi. C’est faire l’impasse sur les liens entre une partie du monde musulman et le régime hitlérien dans l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale… Étant donné que presque personne n’aborde ces faits publiquement, beaucoup de musulmans allemands ne se sentent pas, sûrement de bonne foi, concernés par tout cela. Mais c’est hélas faux. Avoir des « nouveaux » Allemands signifie également la nécessité d’une nouvelle culture de la mémoire, de nouveaux contenus basés sur des faits. Or, dans la situation actuelle, les belles paroles du président Steinmeier échappent à beaucoup.

La réalité est qu’il y a désormais trois principales « sources » d’antisémitisme : d’extrême droite, d’extrême gauche et musulmane. Si l’on ne pose pas le bon diagnostic, on ne pourra pas trouver la thérapie adéquate

75 ans après Auschwitz, force est de constater qu’il y a un niveau élevé d’antisémitisme et de violence en Allemagne, notamment du côté de l’extrême droite néonazie, comme on a pu le voir en Saxe récemment. Comment l’expliquer ?

L’antisémitisme contemporain est protéiforme. Il y a non seulement l’extrémisme de droite ancien et nouveau, toujours anti-juif, mais aussi de l’extrémisme de gauche antisémite et des musulmans antisémites. En effet, beaucoup d’islamistes s’appuient sur une justification religieuse de la haine des Juifs dans le Coran, la Sunna ou les biographies de Mahomet. À cela s’ajoute la lutte contre l’État juif. Les Juifs de la diaspora sont souvent vus comme le bras invisible d’Israël, et pas seulement par les antisémites « militants ». Quoi qu’il en soit, force est de constater qu’Israël est impopulaire chez une partie de la population.

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Qu’en est-il du parti de la droite populiste AfD ? Quand on voit les déclarations de certains de ses représentants, notamment Björn Höcke (chef du parti en Thuringe, NDLR) qui qualifiait le mémorial de la Shoah à Berlin de « monument de la honte », on a le sentiment que l’Allemagne n’en a pas fini avec ses vieux démons de l’extrême droite radicale…

C’est certain. Mais ce genre de propos servent trop souvent d’alibi pour attribuer l’intégralité du phénomène de l’antisémitisme aux néonazis. La réalité est qu’il y a désormais trois principales « sources » d’antisémitisme : d’extrême droite, d’extrême gauche et musulmane. Si l’on ne pose pas le bon diagnostic, on ne pourra pas trouver la thérapie adéquate.

Existe-t-il un fossé Est-Ouest dans l’approche de ces sujets ?

Je ne le crois pas, pour la simple raison que nous sommes unis dans un seul État depuis maintenant une génération. Depuis près de 30 ans, les mêmes valeurs fondamentales sont valables partout en Allemagne. Dans une société ouverte comme la nôtre, les différences sont ouvertes et publiques, ce qui est heureux. Il n’y a donc pas d’unité d’opinion allemande en soi. Cependant, la lutte contre l’antisémitisme ne concerne pas les opinions, mais l’humanité élémentaire, et l’humanité ne peut être prescrite. Les valeurs de base telles que la tolérance, l’acceptation et la décence ne peuvent pas se commander. Vous devez éduquer pour cela. Par ailleurs, l’Histoire montre que quiconque discrimine ou même liquide des Juifs se fait du tort à lui-même et à son pays. Il suffit de voir l’histoire allemande de 1933 à 1945. En mai 1945, l’Allemagne a été totalement brisée et des millions d’Allemands sont morts. Alors même que chaque minorité juive a toujours et partout été fidèle à l’État, éduquée, efficace et moralement et matériellement orientée vers le bien commun.

Vous avez à plusieurs reprises évoqué dans la presse allemande les menaces régulières que vous recevez pour vos prises de position ou vos travaux historiques.

Oui, et ce depuis des décennies. Pas tant de la part des néonazis d’ailleurs, mais plutôt en provenance de l’extrême gauche antisémite et des islamistes. La police bavaroise me connaît hélas bien, qui a dû souvent mettre en place des mesures de protection.

Vous aviez la double nationalité allemande et israélienne jusqu’en 1984, date à laquelle vous avez abandonné cette dernière. Pour quelle raison ?

Je pense qu’une personne peut avoir plusieurs nationalités, mais ne peut pas remplir ses obligations envers deux pays en même temps. Pour des raisons personnelles, je vis en Allemagne depuis ma petite enfance. Israël est très important pour moi, mais je suis avant tout Allemand.

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Avocat, chroniqueur, spécialiste des pays germanophones

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