Entre Nîmes et Montpellier, Lunel détient le triste record du nombre de djihadistes partis en Syrie en 2014. Mais cette ville paupérisée n’a rien d’un coupe-gorge. Musulmans revendicatifs, pieds-noirs et autochtones y coexistent sans se mélanger. Reportage.
En arrivant à Lunel, je m’attendais à tout. Entre Montpellier et Nîmes, la ville détentrice du nombre record de départs au djihad pour l’année 2014 – 25 pour 25 000 habitants, soit proportionnellement trois fois moins que le record absolu détenu par Trappes – réserve bien des surprises. Avec sa réputation imméritée de coupe-gorge, la capitale de la Petite Camargue affiche une quiétude inattendue. Dans la vieille ville, place des Caladons, l’enseigne d’un restaurant orné du logo LGBT a de quoi décontenancer. À L’Entracte, Denis et son époux cubain Jesús posent entre deux portraits de la Callas : « Quand on s’est mariés, tout le monde nous a félicités. On vit vraiment sereinement », confie Denis. On pourrait fermer le ban et se dire que tout va pour le mieux, si ce « vieux pédé de droite » (sic) ne fendait pas l’armure. « On est pote avec tout le monde, mais les Maghrébins ne vivent pas comme nous. Ils ne boivent pas d’alcool, donc ne vont pas dans nos bars. En plus, on ne bouffe pas hallal. » Un temps, Denis avait demandé au travailleur social voisin Tahar Akermi de lui dénicher « un serveur pédé arabe », mais l’annonce est restée sans réponse.

Dans cette ville où le Rassemblement national a dépassé les 35 % aux européennes, la coexistence pacifique confine au développement séparé. Sauf exception, les différentes strates de population – Pescalunes, comme on appelle les autochtones, aussi bien catholiques que parpaillots, pieds-noirs, Marocains, Algériens, Turcs, Équatoriens – se croisent sans se mélanger. Sur ces terres, Renaud Camus avait eu l’intuition du « grand remplacement » il y a plus d’une vingtaine d’années mais, le temps passant, s’est instaurée une grande séparation dont les djihadistes ne sont que l’expression marginale. Loin des faubourgs de Raqqa, Lunel offre un aperçu de la France de demain. C’est peut-être là-bas que s’écrit la prochaine page de notre roman national.
Épisode 1 : Pourrir par le centre
Au bas des arènes flambant neuves, le marché du jeudi matin offre à boire et à manger. Un stand de cuisine aveyronnaise débite un gigantesque cassoulet à quelques mètres d’un droguiste ambulant vendeur d’accessoires de médecine islamique. Sur le très commerçant cours Gabriel-Péri, les halles couvertes aux prix prohibitifs voisinent avec des marchands de primeurs maghrébins bon marché.

Dans ce ballet bien réglé, chacun reconnaît les siens : les vieux Pescalunes du bar Le National carburent au pastis dès dix heures du matin face à la clientèle chibanie du Bar des Amis. Au bout du cours, autour de l’église XVIIe, la place semi-piétonne Louis-Rey récemment restaurée, offre un magnifique point de vue touristique, avec sa fresque murale géante, son jet d’eau et sa propreté qui tranche avec les autres artères du vieux Lunel. Nous voici en plein cœur de ville. Tout le cachet de Lunel tient dans ces façades écrues souvent décrépies. Rue Sadi-Carnot (que beaucoup écorchent en « Sidi-Carnot »), je retrouve la mémoire vivante de la ville : Gérard Christol, 75 ans.
Gérard Christol. Photo : Guillaume.
L’ancien bâtonnier, naguère proche d’Edgar Faure, se souvient du temps où « les rues du centre étaient pleines de monde et de commerçants ». Le chaland venait du fin fond des Cévennes pour acheter vêtements et médailles de baptême, communion et mariage. La vie de village n’avait rien à voir avec le silence actuel. « La semaine, personne n’y passe. C’est un cimetière : on s’y entend marcher ! » déplore Gérard Christol.
Dans l’arène, un tourneur place le taureau de façon à ce que le raseteur puisse retirer les accessoires accrochés à ses cornes à l’aide d’un crochet. Tel est le principe de la course libre. Depuis quelques années, cette tradition camarguaise a comme vedettes des enfants de l’immigration maghrébine. « C’est un formidable outil d’intégration », s’enthousiasme l’ex-directeur d’école taurine Michel Damour. L’été venu, les lâchers de taureaux (abrivado) permettent aux jeunes de toutes origines de découvrir ce sport parfois source d’ascension sociale. Originaire d’un
