Où il est question de l’université, de la révolte de Pougatchev et d’une jolie serveuse tatare.
Si, à Kazan, l’université attendait mes communications sur le grand poète local, Gavril Derjavine, homme d’État du XVIIIe siècle, ces 16-17-18 octobre 2019, la raison en était double : une professeur de littérature tatare m’avait poussé à traduire des poèmes du grand homme et j’avais déniché pour elle un livre publié en français, à Leipzig en 1847, énumérant les traductions de son opus magnum, intitulé Dieu, au nombre de quinze.
Tournée des grands-ducs
La liste des traducteurs se lisait comme un roman : des princes polonais en exil en France, un mystérieux conseiller français du Tsar nommé Ferry, quelques grands-ducs de la cour impériale, un ambassadeur de Belgique auprès des Habsbourg à Vienne nommé Sullivan. On y comparait Derjavine (l’auteur du recueil était critique) tour à tour à Voltaire, Bossuet, et un certain Rousseau Jean-Baptiste, poète de son état, que la postérité a négligé, préférant ses homonymes Jean-Jacques et le fameux Douanier. Le précieux volume n’existait plus qu’en un seul exemplaire à l’université de Columbia, New York. À Kazan, capitale de la République Autonome du Tatarstan, on l’avait su, mais oublié. Qui suis-je pour oublier mes devoirs de « diplomate du peuple » ? Ainsi m’avait-on baptisé au 150ème anniversaire de Gorki à Nijny-Novgorod en 2018… en pleine affaire Skripal) ?…
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En réalité, les « journées de lecture de Derjavine » à Kazan était une manifestation organisée par le Garde des Sceaux, en effet Derjavine avait été un ministre de la Justice éclairé en 1803-1804, grand ancêtre. C’était bourré de juristes, venus des quatre coins de la Fédération. Les poètes, pourtant nombreux, y faisaient figure de parents pauvres.
Des yeux si bleus et si bridés
Que m’importait ? La ville de Kazan, lieu du mythique « Alexandre Nevski » possédait tous les traits qui la définissent : lieu du choc entre Tatares et Russie d’Europe, Islam et Orthodoxie, bataille fondation du tsarisme. Mosquées et églises s’y succédaient, comme les traits de blondeur russe et la finesse asiatique sur les visages des femmes, qui semblait une image de leur réconciliation bienheureuse, d’une beauté stupéfiante. La jeune serveuse de la boutique d’expressos où j’allais m’abreuver de caféine, au visage si blanc, aux yeux si bleus et pourtant si bridés, à la douceur si ineffable sous sa coiffe musulmane en était l’expression parfaite. Un point d’équilibre poétique dont l’Occident pourrait s’inspirer. Les Imams de Kazan s’étaient parfaitement conciliés avec l’Empire et l’Église orthodoxe. Le reflet de cette union dans le visage des femmes était envoûtant.
Bref, foin des états d’âme, mon intervention à la « table ronde » où j’étais convié s’intitulait « Coup d’État poétique ». En effet, le poète Derjavine, alors jeune officier de la Garde Impériale, avait participé à la révolution de palais qui devait porter sur le trône Catherine II en 1763. La protectrice de Voltaire. En outre, et par la suite, il avait participé à la répression de la révolte de Pougatchev, en tant que chef des services de renseignement, natif des lieux où se déroulait l’insurrection, recrutant les sbires de Pougatchev pour le service de la tsarine qui écrasa le soulèvement, et fit écarteler Pougatchev.
Le remords du gouverneur
Ensuite vint le remords. Derjavine, dans ses diverses fonctions, avait versé dans l’humanitaire : gouverneur de Karélie il avait créé des orphelinats, des instituts d’enseignement, etc. Il avait écrit le poème « Aux princes et aux juges » où il ne faisait pas mystère de son mépris des maîtres de son monde :
Votre devoir: sauver du malheur les innocents,
Aux malheureux votre protection accorder;
Défendre les faibles contre les puissants,
Les pauvres à leurs chaînes arracher.
Lorsque je publiai ce poème sur mon blog «Antifixion» la révolte des Gilets Jaunes battait son plein. Ce qui nous valut un afflux de visites. Rare, pour de la poésie, quoiqu’à cet égard « Antifixion » puisse revendiquer des succès, mais en général sur de le poésie plus ou moins contemporaine.
La culture française vit encore !
À Kazan, entre deux visites au café où la beauté eurasiatique me tenait sous son charme, j’en profitais pour parler de la puissance des vers de Derjavine, dans un contexte post-moderne et éloigné du Tatarstan, deux siècles et demi plus tard mais dans un esprit insurrectionnel français. Ce qui fit grosse impression, tant est vivante la culture française dans ces endroits insoupçonnés.
Pourtant, Derjavine était un homme du pouvoir tsariste et comment, bien que repenti et devenu populiste sur ses vieux jours. Pouchkine lui-même s’était inspiré des récits de la guerre contre Pougatchev menée par Derjavine, avant d’écrire La Fille du capitaine , où les récits d’atrocités commises « au nom du peuple » ne sont pas rares. Préfigurant, à l’instar des Possédés de Dostoïevski et les massacres des bolchéviques, et ceux des gardes blancs. Toutefois Pougatchev m’était sympathique, grâce à Essenine, qui, dit-on de plus en plus fort, fut « suicidé » par la Tchéka, notamment en raison de son Pougatchev, poème épique paru en 1920 mal vu parce que contemporain de la collectivisation suscitant des révoltes paysannes, dont je présenterai un extrait dans ma traduction :
Et maintenant dans tous ses recoins
De toutes ses chaînes la Russie se plaint
De l’encaustique des doléances au cœur de Caïn
En guise de compassion, tu n’arracheras rien.
Tous s’y sont attachés, tous se sont insurgés
Autant bouffer de la ferraille, affamés
Et l’aurore s’écoule sur les prés
D’un ciel à la gorge tranchée
Comme elle est triste votre existence délétère !
Mais dis-moi, dis-moi sans fard
Est-il possible que le peuple n’ait de sa poigne sévère
Sorti des bottes les lames des poignards
À planter sous l’omoplate des aristos autoritaires ?
Ode à la femme défunte
Ce qui fournit le contrepoint à Kazan, où Derjavine, sabreur de Pougatchev, est un héros, un poète, amateur de surcroît de femmes et d’érotisme, notamment en littérature. Les hommes du pouvoir ont parfois de telles faiblesses et Derjavine connut la gloire après une ode à une femme défunte : Félitsia. Les « Journées Derjavine » pouvaient être également tenues pour une marque d’autonomie de la République du Tatarstan par rapport au pouvoir central de la Fédération russe, perpétuellement confronté aux forces centrifuges.
Mais je ne savais rien, et je n’écoutais rien. La raffinée serveuse du café avait été remplacée par une Tadjik tout à fait vulgaire. Et je quittai Kazan à regret.
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