Dans le troisième tome de son journal intime, Philippe Muray se hisse au niveau de Kafka et des Goncourt. Avec intelligence et orgueil, l’écrivain fait exploser son époque. Des petits marquis de l’édition aux femmes, personne n’en sort indemne.
Si l’œuvre « officielle » de Philippe Muray est un poêle où se chauffer les mains dans l’hiver qui s’installe (le vrai changement climatique), son Journal nous les brûle. N’allez pas y poser vos fesses ! Il arde, il incandesce. Tout y rougeoie plus violemment, plus sauvagement. L’intelligence et l’orgueil y sont plus intolérables que jamais, grâce à Dieu. Quant à l’orgueil, il n’y a que la préface à ses poèmes de Minimum respect qui puisse s’y comparer. Celui qui a vu, qui a vraiment vu ce qu’il ne fallait pas voir, compris ce qu’il ne fallait pas comprendre, éprouve un sentiment mi-parti de tristesse et de gloire, et n’exprime sa rageuse solitude qu’au prix d’une arrogance incomparable, d’une insolence absolue. Aucun lecteur n’est accoutumé à cette hauteur, ou plutôt, soyons cohérent, à cette fournaise.
Philippe Muray bafoue notre morale
Quant à l’intelligence, elle agit en sorte de rendre séduisant ce qui chez d’autres ne serait qu’irritant. Nous sommes prêts à tout admettre dans ce qu’écrit Muray, jusques et y compris ce qui vilipende nos plus intimes convictions, ce qui raille nos goûts, ce qui bafoue notre morale. Il pourrait violer notre alma mater, nous ne lui en tiendrions pas rigueur. Il a le droit ; et d’ailleurs, au contraire du médiocre, qui salit ce qu’il attaque avant de porter son coup, il laisse ses victimes intactes : nous les retrouverons après son passage. Il ne laisse rien d’amer en vous. On n’est pas d’accord, et basta.
C’est ainsi que les femmes peuvent le lire sans honte ni colère, alors qu’il ne voit que « femmes lisant des romans de femmes » en terrasse de cafés, « putes bénévoles » qu’il veut décrire « comme une guirlande de belles étoiles vaginales suspendues entre deux néants, cousues les unes aux autres, reliées par la queue qui les a enfilées », alors qu’il se plaint de celles qui écrivent des livres, « les moins bandantes de toutes les femmes ! », et que « les seules créatures vraiment excitantes sont celles qui ne savent pas lire », alors qu’il les divise en deux catégories distinctes, « celles qui jouissent de faire bander un type et celles qui jouissent de le faire éjaculer »… Que pensent sa veuve, qui assure la publication de ce Journal, et son éditrice, qui l’a pris dans son catalogue, à la suite de la quasi-totalité de ses essais, lorsqu’elles lisent : « D’une certaine façon, on peut dire que si le pamphlet est quasiment interdit, de nos jours, c’est parce que les femmes ont pris le pouvoir » ? Pensent-elles que le pouvoir, elles ne l’ont pas encore tout à fait pris ? Ou quoi ?
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On pourrait voir dans ce troisième volume d’Ultima necat (c’est-à-dire : la dernière [heure] tue) un laboratoire pour les travaux en cours, et sans doute l’est-il aussi : carnet de notes où viennent se retrouver tous les amis convoqués à la Grande Réunion Critique, tous les écrivains lus au jour le jour. Ils y convergent comme des rois mages guidés par une étoile plus brillante que les autres. Balzac, Nietzsche, Baudelaire, Freud, Bloy, ils sont tous là, bien à l’heure, comme s’ils avaient prévu d’être un jour appelés par leur héritier présomptif, et que leur œuvre n’avait été faite que dans ce but. Tu eris Muray, lui ont-ils dit en latin et en rigolant. Des échos lui arrivent de partout. Il écrit, par exemple : « Je déteste les vacances qui signifient à chaque fois le triomphe satisfait de la Nature, de la Famille, des Enfants, sur le simple être humain en état de marche. » Et cite Chateaubriand l’année suivante : « Le genre humain en vacances
