L’éditorial d’Élisabeth Lévy
Il est surprenant que personne n’ait encore songé à créer un musée ou un parc d’attraction dédié à l’humour, ou à inscrire ce dernier dans les programmes scolaires. Quand l’espèce se met en tête de détruire un élément fondamental de l’existence humaine, elle opère plus volontiers par l’embaumement et l’encensement que par l’attaque frontale. Comme la sexualité, l’humour est partout. Il est l’objet d’une adoration consensuelle – qui admettrait qu’il déteste l’un ou l’autre ? Et comme la sexualité, à mesure qu’il est domestiqué, enrôlé, objectivé, il se transforme en autre chose que ce qu’il était. Cette marchandise frelatée qui se déverse dans tous les tuyaux médiatiques suscite du rire et plus encore du ricanement. Elle n’a plus rien à voir avec l’humour qui est, selon Octavio Paz, « la grande invention de l’esprit moderne » – donc une voie singulière de la pensée. La preuve de l’humour, ce n’est pas qu’il fait rire mais qu’en faisant rire, il dévoile.
L’humour, une merveilleuse disposition de l’esprit humain en voie d’extinction
On peut se raconter que la sexualité, aussi vieille que l’humanité, survivra à toutes les entreprises visant à l’éliminer. En revanche, comme le souligne Milan Kundera à la suite de Paz, dans Les Testaments trahis, « l’humour n’est pas une pratique immémoriale de l’homme ; c’est une invention liée à la naissance du roman ». En conséquence, cette merveilleuse disposition de l’esprit humain peut disparaître. La dernière affaire Finkielkraut, prouve qu’elle est en train de devenir hors-la-loi (voir l’Esprit de l’Escalier). Les brigades du premier degré, selon la formule de Renaud Camus, sont aux aguets.
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Pour ceux qui auraient raté ce croustillant épisode, le 13 novembre, l’écrivain était invité (avec une douzaine d’autres participants) à débattre sur LCI. En butte aux insinuations, interruptions et accusations constantes de Caroline de Haas qui lui reprochait notamment son soutien à Polanski (mais plus généralement d’exister), il a contre-attaqué par une blague : « Bien sûr, je dis aux hommes Violez, violez, violez ! Violez les femmes. D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs ! ». Même en ignorant que notre cher académicien affiche volontiers sa dépendance conjugale, et même avec une mauvaise foi à toute épreuve, il était impossible de prendre cette phrase relevant de l’exagération comique au sérieux. David Pujadas, anticipant le saucissonnage malveillant des réseaux sociaux, a d’ailleurs précisé qu’il s’agissait de second degré – on en est déjà à sous-titrer les blagues. On n’en a pas moins assisté au carnaval habituel de la censure et de la délation : airs outragés, torrent d’indignation numérique, saisine du Parquet et du CSA, pétition réclamant son éviction de France Culture. Quand ils n’ont plus pu feindre de ne pas avoir compris qu’il s’agissait d’une blague, les vigilants se sont repliés sur leur deuxième ligne d’attaque en ânonnant le mantra préféré du politiquement correct : « on ne plaisante pas avec ça. ». Et pas non plus avec ça, ça, ça et ça. Comme l’a résumé le présumé ami-des-violeurs, « c’était La plaisanterie sans le communisme ».
Milan Kundera situe la naissance de l’humour chez Rabelais, précisément dans cette scène d’anthologie du Quart Livre où Panurge, pour se venger de marchands de moutons, jette le sien à l’eau [tooltips content= »Pour Octavio Paz, le fondateur de l’humour est Cervantès. »](1)[/tooltips] . Les moutons des marchands, suivent, puis les marchands eux-mêmes et pendant que ceux-ci se noient, Panurge disserte à leur intention sur les malheurs de ce monde et les joies et bienfaits de l’autre. C’est ici « le mariage du non-sérieux et du terrible » qui produit l’effet comique, conclut Kundera. Mais attention, précise-t-il, « le contrat entre le romancier et le lecteur doit être établi dès le début ; il faut que ce soit clair : ce qu’on raconte ici n’est pas sérieux ».
L’ambiguïté difficilement supportée par les vigilants
Dans le monde de l’hyper-démocratie, ce contrat ne peut plus exister. Pour être sûr d’être compris de tous, le seul moyen est de se cantonner à une langue littérale, qui colle à la réalité qu’elle décrit, de sorte que signifiant et référent se confondent. A contrario, l’humour s’insinue naturellement dans l’écart que le langage se plait à créer entre l’une et l’autre, ébranlant les certitudes les mieux ancrées. Ainsi, poursuit Kundera, « l’humour n’est pas le rire, la moquerie, la satire, mais une forme particulière de comique, dont Paz dit qu’il « rend tout ce qu’il touche ambigu » ». L’ambigüité, voilà ce que les vigilants ne peuvent pas supporter, eux qui adorent étiqueter et assigner – puisqu’il n’existe que deux couleurs, le blanc et le noir.
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Privé de sa fonction corrosive de révélateur, autant dire désactivé, l’humour cesse donc de surcroît d’être l’un des régimes naturels de la conversation humaine. Bien sûr, comme nous sommes encore beaucoup à penser qu’on ne peut pas vivre sans humour, on continuera à le pratiquer en privé et dans des cercles restreints et privés où l’on est sûr de parler le même langage, un peu comme ces originaux qui devisent en latin ou en grec ancien.
Vous pensez que j’exagère. Quelques jours après l’émission de LCI, Alain Finkielkraut enregistrait l’Esprit de l’Escalier pour ReacnRoll. Comme je lui faisais remarquer que la hargne de ses ennemis lui valait de nombreux témoignages d’affection, il a répliqué par une boutade : « Vous avez raison, je vais me présenter à l’élection présidentielle et je gagnerai au premier tour. » Mes camarades, malicieux, ont donc annoncé par voie de tweet qu’Alain Finkielkraut serait candidat en 2022 – ils auraient aussi bien pu déclarer que Finkielkraut avait dévoré deux enfants pour son petit-déjeuner. Croyez-le ou pas [tooltips content= »Il y a une preuve : « Non, Alain Finkielkraut ne sera pas candidat à la présidentielle ! », leparisien.fr, 25 novembre. »](2)[/tooltips] , le lendemain, il recevait un appel d’un journaliste du Parisien lui demandant si l’information était exacte. Réjouissons-nous donc : le comique involontaire n’a pas encore disparu. En attendant, le jour où la police de la blague nous jettera à l’eau, ne comptez même pas sur elle pour se divertir à nos dépens par de plaisants discours.
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