Le docteur Maurice Berger traite à la fois les jeunes bourreaux et les victimes de violence gratuite. Pour ce pédopsychiatre, l’ensauvagement des enfants est dû à plusieurs facteurs – cadre familial défaillant, culture clanique, sentiment d’impunité – qui inhibent l’émergence de l’individu.
De nombreux commentateurs de la vie française s’accordent à constater l’ensauvagement de notre société. La regrettée Thérèse Delpech avait publié en 2005 un ouvrage décisif sur ce thème pour éclairer la faiblesse des sociétés occidentales face à leurs adversaires, faiblesse qui trouve sa racine dans la déroute intellectuelle et morale. Elle y analysait déjà « le cycle de cruauté gratuite » dans lequel nous sommes plongés depuis le début du xxie siècle. Déplorer l’ensauvagement comme le font certains politiques ou polémistes n’a de sens que si on s’interroge sur ses causes, ses formes, ses visages et surtout les moyens d’en interrompre le cours fatal.
L’école en première ligne
En qualité d’enseignante, j’ai maintes fois raconté combien l’état catastrophique de notre école publique révélait l’ensauvagement continu de la France, l’un des facteurs en étant la déculturation de masse encouragée par les pédagogistes. Mon discours s’est heurté au mur du déni de la médiacratie, aux insultes des boutiquiers de l’antiracisme, au mépris d’une certaine classe intellectuelle envers la petite prof de collège que je suis fière d’avoir été. Puis tous ces « sachants » se sont pris le mur du réel en pleine face avec les attentats de 2015, 2016 et les suivants, et soudain la « violence du monde » leur est apparue en toute lumière. Ils n’avaient pas vu, par exemple, qu’en 2006, avec l’assassinat d’Ilan Halimi par le « gang des barbares », tout était déjà là concernant l’ensauvagement, car, au-delà des motivations antijuives de certains, les tortures infligées à Ilan par ses geôliers relevaient de la violence gratuite.
Ces jeunes sont incapables de supporter la solitude, le silence, le face-à-face avec soi-même
Dans un pays où près de 800 violences gratuites sont déclarées quotidiennement à la police, soit une toutes les deux minutes, on se dit que la réalité de l’ensauvagement mériterait une mobilisation aussi forte que celle concernant les violences conjugales et la centaine de meurtres qui en résulte ; d’autant que le lien existe entre les deux phénomènes. Un livre éclaire avec puissance, intelligence et pragmatisme la problématique des violences gratuites. Comme tous les précédents ouvrages du docteur Maurice Berger, celui-ci est une lecture indispensable pour les enseignants, les travailleurs sociaux, les élus, les « sachants » des sciences sociales.
Le docteur Berger a créé en 1979 le service de pédopsychiatrie du CHU de Saint-Étienne, puis y a dirigé de 1989 à 2014 le service de psychiatrie de l’enfant, prenant en charge des enfants violents âgés de deux à douze ans dans le cadre de deux hôpitaux de jour. Il travaille désormais dans un centre éducatif renforcé et dans un centre de réadaptation fonctionnelle pour adultes. Il traite donc les bourreaux et les victimes de violence gratuite.
À la différence de certains sociologues, Maurice Berger n’est ni un militant ni un idéologue, ce qui rend son travail si précieux. Factuel, il n’avance une analyse, une recommandation, qu’à l’appui de faits observables. Au fil des années, il s’est efforcé de montrer l’imbrication des causes de la violence gratuite, qui ne sauraient se réduire aux difficultés socioéconomiques ou à la ghettoïsation, comme la doxa nous le répète depuis trente ans. Cette doxa a conduit à laisser des milliers d’enfants dans la souffrance psychique, à abandonner certaines familles en détresse quand elle encourageait celles qui fonctionnaient sur la maltraitance au nom de la culture différentialiste de l’excuse.
La pluralité des causes
Dans son dernier livre, Maurice Berger expose au fil de chapitres thématiques les causes de la violence gratuite et montre comment on pourrait, si on s’en donnait les moyens, en limiter les conséquences tragiques. Les dysfonctionnements de la cellule familiale constituent le socle fondateur de ces violences. Plus de 60 % des jeunes reçus par le docteur Berger ont été exposés, avant l’âge de deux ans, de façon répétée à des scènes de violences conjugales. Nombre de ces jeunes violents ont été négligés ou maltraités par leurs parents : une mère dépressive qui se désintéresse de sa progéniture parce que mariée de force et/ou violentée par son conjoint, un père fantomatique qui ne se manifeste qu’en frappant. L’absence de moments de jeu avec les parents, « aliment de la croissance psychique » de l’enfant comme le rappelle Maurice Berger, qui produit à terme une rigidité mentale.
Autre cause saillante : le fonctionnement clanique du groupe familial qui emprisonne l’individu et lui interdit toute autonomie de pensée et d’action. Il observe ainsi chez ses jeunes patients issus de l’immigration maghrébine (88 % des résidents de son CER) une incapacité à s’éloigner du foyer familial, même maltraitant, et du quartier qui fonctionne aussi sur un mode clanique, où le jeune se promène constamment en groupe. En effet, autre point essentiel, ces jeunes sont incapables de supporter la solitude, le silence, le face-à-face avec soi-même. Cette capacité à l’individuation de la pensée n’a pas été acquise dans la petite enfance, faute d’interactions avec des adultes constituant un cadre rassurant, en même temps qu’une butée éducative quand les règles de la vie commune pacifique sont franchies.
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C’est bien ici que le constat du docteur Berger rejoint celui de la société entière : l’ensauvagement résulte de l’impunité, de l’absence de butée éducative. Avec l’aide à la parentalité dès la naissance quand c’est possible, la meilleure prévention de la violence gratuite, c’est de faire en sorte que l’enfant qui dévie rencontre immédiatement la limite éducative tracée par l’adulte. Un mineur violent qui n’a pas reçu le cadre éducatif nécessaire, n’a jamais pu tolérer l’autorité du maître à l’école ni la vie au sein du collectif scolaire, peut aller très loin dans la transgression avant que la réponse judiciaire ne vienne l’interrompre.
Une politique volontariste doit tenir les deux bouts de la chaîne : d’une part, engager des mesures pour assurer un cadre (familial ou non) rassurant où l’enfant peut se développer comme individu, et non comme membre du clan – car cela induit une violence inévitable puisque l’ordre public en France n’est pas établi sur la base de règles claniques ; d’autre part assurer l’exécution de sanctions judiciaires qui sanctionnent et accompagnent ces mineurs dès le premier délit de violence ; la fameuse « tolérance zéro » dont, comme du Yeti, on a tous entendu parler, mais qu’on n’a jamais vue !
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