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Ainsi parlait Lawrence Durrell

Gemma Salem se souvient de Durrell et Bernhard


Ainsi parlait Lawrence Durrell
Lawrence Durrell. Special Instructions FRANCE ONLY Document reference 000_ARP2904069. Byline / Source / Credit UPI / AFP

Autour de Lawrence Durrell et Thomas Bernhard, l’écrivain irano-suissesse Gemma Salem (née en 1943) signe des livres sous le signe d’une amitié gardoise et d’un cimetière viennois.


Souvent, on me demande ce qu’est un écrivain. Je réponds : la différence entre un rédacteur, gentil prosateur inoffensif au style plus ou moins plat et un tempérament bagarreur, écorché jusqu’à l’enflure, d’une lucidité aveuglante, la différence simplement entre le sautillement extérieur et le tremblement intérieur. Il suffit de lire quelques lignes de Gemma Salem pour ressentir des tressaillements. Avec elle, le voyage s’annonce drôle et douloureux, chahuté et perforant, inconfortable et cependant essentiel. On ne s’attardera pas sur la beauté des paysages, on entrera dans le cœur des hommes à coups de pelle sans précaution d’usage, ni préavis. Elle ne minaude pas, elle mord les paragraphes. Dans ses livres, elle se débat avec une force aussi dérangeante que fascinante. On est happé par sa brutalité, elle ne lâche jamais sa proie. Cette violence de plume assez réjouissante dans un monde badigeonné au formol nous fait découvrir des territoires nouveaux, vierges de toutes scories, libérés des faux-semblants.

Duo improvisé à Sommières

On respire enfin ! Cet écrivain de la vérité qui travaille à l’os ne cajole pas sa victime consentante. Son lecteur ne connaîtra ni le repos éternel, ni l’apaisement avant d’éteindre la lumière et de se coucher. Cette littérature sauvage n’est pas là pour endormir vos sentiments, elle agit plutôt comme un accélérateur de ressentiments. Gemma Salem essayera toujours, impitoyablement, avec flamboyance et morgue, d’aller au fond des êtres. Cette attitude bravache et suicidaire, à fleur d’émotions est remarquable dans une époque de peureux où les dissimulateurs font carrière. Aux éditions Baker Street, vient justement de sortir un texte illustré intitulé sobrement Larry évoquant l’amitié entre Gemma et Lawrence Durrell (1912-1990). Ses propos disparates par leur forme (entretiens, correspondances, papiers collés à la manière de Perros) ont été recueillis par Stéphane Héaume. L’objet est séduisant par sa richesse documentaire et surtout par sa liberté de ton. Peut-être que personne n’avait jusqu’ici approché, compris, aimé, regardé le grand Larry sans vouloir le piller. Ce duo improvisé à Sommières, dans le Gard, à la fin des années 1970 est explosif, plein de vie et de verve. Mettez un sexa et une quadra dans une pièce et vous entendrez déjà les rires, les flacons qui carillonnent sur les tables, toutes les évidences nées du hasard. On est très loin des épanchements baveux, des amitiés intéressées, l’intimité entre eux n’avait rien de factice. Ils étaient égaux.

L’Irano-suissesse indomptable

Le trucage du monde des lettres disparaissait sous le sceau de leurs échanges. Cette communion d’esprit entre la superstar de la littérature mondiale qu’on visite comme la Sainte-Chapelle et l’Irano-suissesse indomptable, auteur du remarquable Le roman de Monsieur Boulgakov (1982) est électrique. Ces deux-là, c’est de la dynamite. « Les visiteurs de Larry, parlons-en. Des vieux cons et des vieilles connes, voilà ce que j’ai toujours pensé, malheureusement. Des cons, des ratés minables qui ne faisaient qu’essayer de se donner de l’importance sur le dos de Larry », la charge héroïque est donnée, on va s’amuser. Gemma est drôle, atrocement drôle, son impudeur a quelque chose de très digne, presque majestueux. Pour mieux découvrir cet auteur, je conseille vivement de vous procurer La rumba à Beethoven parue aux éditions Pierre-Guillaume de Roux en 2014. Ces chroniques dessinent un autoportrait éruptif à la sensibilité extrême. Y sont contenus une foule de souvenirs entre Téhéran, Lausanne et Paris, des amours perdues, des soucis de fric, des tournées improbables, d’atroces histoires de famille, des douleurs et des succès. Sans fard avec la volonté farouche de ne pas esquiver, de ne pas se dérober, Gemma Salem décrit une émancipation à la schlague. « Ce n’est que grâce à mes rêves et mes espoirs démesurés que j’ai survécu à mon enfance », écrit-elle.

Thomas Bernhard, le grand événement de sa vie

Son autre grande histoire s’appelle Thomas Bernhard (1931-1989) dont il est question dans Où sont ceux que ton cœur aime publié cet automne chez Arléa. « Lui n’est pas un fiancé, ni même un amoureux. C’est juste le grand événement de ma vie » prévient-elle, dès les premières pages. Qu’elle parle des écrivains ou des musiciens, des figures tutélaires qui ont traversé son existence, Gemma Salem, à la fois rosse et mélancolique, fataliste et enfiévrée, multiple et directe, possède le talent rare de faire exploser la phrase.

Larry – Une amitié avec Lawrence Durrell, de Gemma Salem (Propos recueillis par Stéphane Héaume – éditions Baker Street

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La rumba à Beethoven, Gemma Salem – éditions Pierre-Guillaume de Roux

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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