La grève prévue du jeudi 5 décembre s’annonce suivie. Dans les transports, malgré l’instauration du service minimum en 2007, le trafic pourrait être quasiment nul, paralysant l’activité. Qu’en est-il juridiquement?
Cheminots, agents RATP, EDF, routiers, urgentistes… ils sont nombreux à avoir d’ores et déjà annoncé leur intention de débrayer le 5 décembre. Evidemment, la question du service minimum dans les transports revient dans le débat public ! Bruno Retailleau (sénateur LR) a été le premier à jeter un pavé dans la mare, appelant de ses vœux à légiférer pour instaurer un droit nouveau de « service minimum garanti. »
« Désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit ! » disait pourtant le Président Sarkozy en 2008, faisant alors référence à sa loi du 21 août 2007 qu’il présentait comme ayant précisément pour objet d’instaurer un service minimum garanti dans les transports publics. Force est toutefois de constater que la grève du 5 décembre risque de ne pas passer inaperçue pour les français.
S’il est souvent très conflictuel, le secteur des transports publics est le point de convergence de toute la société civile. Quelle que soit la légitimité du conflit social, une grève des transports publics entraîne donc mécaniquement des répercussions multiples : ralentissement de l’activité économique (puisque les citoyens ont du mal à regagner leur lieu de travail), pics de pollution (puisque les usagers se reportent sur l’automobile), paralysie des services publics tels que l’école ou l’enseignement supérieur (dans la mesure où les étudiants ne peuvent pas se rendre sur site, difficultés pour les services publics urgents de santé et de sécurité (comme les ambulances, les pompiers ou la police nationale dont les agents peuvent se retrouver bloqués dans les embouteillages).
Deux principes constitutionnels qui s’opposent
Pour remédier à ces difficultés importantes, la question d’un service minimum dans les transports publics est aussi essentielle qu’épineuse, puisqu’elle vise à concilier deux principes constitutionnels de prime abord inconciliables : le droit de grève et la continuité du service public.
Bien que le fonctionnement régulier des services publics soit une condition sine qua non de celui du marché intérieur, on relèvera d’abord l’absence de réglementation européenne d’ensemble en matière de service minimum: la mise en place de telles règles relève donc intégralement de l’initiative chaque État membre en application du principe de subsidiarité.
S’il n’existe aucune législation globale sur le service minimum en France, on trouve cependant des textes qui le prévoient ponctuellement dans certains secteurs :
Pour la radio et la télévision,
Dans les établissements détenant des matières nucléaires,
Dans le secteur de la navigation aérienne,
Dans les établissements publics de santé,
Ou encore dans les écoles maternelles ou élémentaires publiques ou privées sous contrat.
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Tel qu’il a été rappelé, dans le domaine des transports publics, c’est une loi du 21 août 2007 aujourd’hui codifiée dans le Code des transports qui a été présentée comme instaurant un service minimum obligatoire. Plus de douze ans après son entrée en vigueur, il nous est toutefois possible d’affirmer avec le recul qu’il n’en est rien.
Accord collectif de prévisibilité du service
En effet, la loi permet à l’autorité organisatrice de transport (la personne publique) alertée d’un mouvement de grève à venir de définir des dessertes prioritaires (grands axes de circulation transportant un maximum de voyageurs quotidiennement) et de fixer en conséquence, en fonction de la perturbation prévisible, un niveau minimal de service public à assurer.
Sur cette base, l’entreprise de transport (exploitant le réseau) doit être le siège de négociations entre l’employeur et les organisations syndicales représentatives en vue de la conclusion d’un « accord collectif de prévisibilité du service » applicable en cas de perturbation prévisible du trafic ou de grève (A. L1222-7 du Code des transports). C’est cet accord qui doit tendre à la mise en œuvre du service minimum.
Enfin, la loi se contente d’imposer sous peine de sanction disciplinaire aux agents indispensables pour l’exécution du service public d’informer leur chef de service de leur intention de participer à une grève au plus tard 48 heures avant leur participation effective à celle-ci (A. L1324-7 du Code des transports).
Toutefois, la loi du 21 août 2007 trouve sa limite dans le fait que le législateur n’a pas fait le choix de permettre la réquisition de personnels lors d’une grève. Par conséquent, en l’état de la législation applicable, le service minimum se limite à l’affectation de « personnels disponibles » (c’est-à-dire non-grévistes) sur les dessertes prioritaires définies par la personne publique.
L’effectivité du service minimum est donc à ce jour liée à l’ampleur du mouvement social, ce qui est antinomique avec l’idée même de «service minimum»: face à une grève générale ou un conflit social de très grande ampleur, le service minimum ne pourra donc jamais être assuré faute de «personnels disponibles», et sans possibilité de réquisitionner du personnel supplémentaire.
Italie et Québec réquisitionnent les agents
C’est sur ce point que la législation pourrait évoluer sur l’initiative du sénateur Retailleau. Une modification de la loi du 21 août 2007 intégrant un pouvoir de réquisition des agents rendrait en effet immédiatement effectif un vrai service minimum.
Ce droit de réquisition paraît parfaitement constitutionnel, le Conseil constitutionnel ayant déjà rappelé qu’il appartient au législateur d’apporter au droit de grève les limitations nécessaires en vue d’assurer la continuité du service public, et que « ces limitations peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays » (Décision n° 87-230 DC du 28 juillet 1987).
À titre de comparaison, d’autres pays que le nôtre ont déjà fait le choix du pouvoir de réquisition des agents pour s’assurer de l’effectivité du service minimum.
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En Italie, l’administration publique dispose d’importants pouvoirs de réquisition du personnel puisque la loi prévoit que « lorsqu’il existe un danger réel de préjudice grave et imminent aux droits de la personne garantis par la constitution, en raison de la paralysie de services d’intérêt général essentiel provoquée par un arrêt collectif du travail » et que, toute tentative de conciliation ayant échoué, cette situation perdure le Président du conseil, le ministre désigné par lui à cet effet ou le préfet de région, en fonction de la portée du conflit, « impose, à l’administration ou à l’entreprise prestataire, les mesures permettant d’assurer un fonctionnement approprié des services, conciliant ainsi l’exercice du droit de grève et la jouissance des droits de la personne protégés par la constitution » (A. 8 de la loi italienne du 12 juin 1990 sur le service minimum) ;
Au Québec, un « Conseil des services essentiels » peut de sa propre initiative ou sur demande de toute personne intéressée « ordonner à toute personne impliquée dans le conflit de faire ou de s’abstenir de faire toute chose qu’il lui paraît raisonnable d’ordonner compte tenu des circonstances dans le but d’assurer le maintien de services au public » (A. 111.17 du Code du travail du Québec).
Pauvres Français…
Mais en France, le seul pouvoir de réquisition existant à ce jour est celui du Préfet qui dispose du droit de requérir, en urgence, toute personne nécessaire au fonctionnement d’un service dans l’hypothèse d’une atteinte grave à l’ordre public (A. L2215-1 du CGCT). Ce pouvoir n’a toutefois jamais été mis en œuvre à la SNCF depuis l’après-guerre.
La loi du 21 août 2007 pourrait donc être modifiée pour inclure un pouvoir de réquisition du chef de service sur ses agents. C’est la seule solution pour garantir un vrai service minimum dans les transports, dans l’intérêt des usagers.
On notera toutefois que les grèves illégales (conducteurs débrayant sans préavis), l’exercice d’un « droit de retrait » dévoyé par les salariés ou encore les « grèves-flash » (impromptues et de moins d’une heure) constituent autant de facteurs qui, seuls ou combinés, peuvent faire disparaître, en pratique, l’idée même de service minimum.
L’honnêteté commande donc d’avertir les usagers des transports publics: un service minimum stricto sensu est utopique dans le domaine des transports car l’emprise nous manque sur la plupart des facteurs entravant le trafic. Présenté comme social, la grève reste avant tout un conflit dont les usagers sont toujours les victimes. Le 5 décembre en sera indéniablement un exemple.
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