Accueil Culture André Perrin parle vrai quand tout sonne faux

André Perrin parle vrai quand tout sonne faux

Attention, le prof de philo sort son flingue


André Perrin parle vrai quand tout sonne faux
André Perrin (c) D.R.

Ces dix dernières années, le professeur de philosophie André Perrin a tenu un journal irrégulier, au gré de ses coups de griffes. Aux indignés de la gauche morale, l’essayiste réplique par une érudition mordante.


Il est peu probable que le lecteur perçoive d’emblée la distance ironique qu’André Perrin dit avoir mise entre sa position de philosophe irrité par la sottise, l’inculture et la mauvaise foi, et le titre donné à son livre, Journal d’un indigné, dont le sous-titre « Magnitude 7 sur l’échelle de Hessel », semble alourdir encore la dette à l’endroit du plus célèbre des indignés. L’édition a sans doute ses mystères que le lecteur ne connaît pas, et chacun a bien sûr le droit de s’indigner à sa manière. Celle d’André Perrin est très souvent drôle, parfois savante et toujours soucieuse d’exactitude lorsqu’il s’agit de corriger une affirmation approximative ou mensongère : que les déclarations du pape Benoît XVI sur les bienfaits de la fidélité, par exemple, aient aggravé la propagation du virus du sida en Afrique. Journalistes, animateurs et hommes politiques voient ainsi leurs propos hâtifs ou partisans démontés avec une précision d’horloger, le spectre allant du plus grave au plus loufoque : faire reconnaître l’asexualité comme « orientation sexuelle » ayant elle aussi ses fiertés et ses droits!

Parler vrai dans un monde où tout sonne faux

Irrégulièrement tenu entre 2009 et 2019 et reflétant les choix de l’auteur écoutant ou lisant ceci plutôt que cela, ce Journal n’a rien d’une étude statistique et fait une large place aux billets d’humeur, dont certains ont d’ailleurs déjà été publiés [tooltips content= »Voir en particulier les chroniques d’André Perrin sur Causeur.fr. »](1)[/tooltips]. Le fait que les médias « de droite » y soient peu représentés peut être diversement interprété selon qu’on crédite l’auteur d’avoir visé les bonnes cibles quant à « la volonté délibérée de mal nommer les choses » ; ou qu’on lui reproche d’avoir passé sous silence la pratique, dans ce camp, d’une forme de langue de bois plus discrète, mais tout aussi pernicieuse. Mais peut-être le politiquement correct outrepasse-t-il désormais largement le clivage gauche-droite, devenu aussi obsolète sur ce plan-là. Tenu par un philosophe de métier qui sait de quoi il parle, et comment le dire, ce Journal est de toute manière un encouragement à parler vrai dans un monde où tout sonne faux.

A lire aussi : Alain Finkielkraut : « le réalisme avide d’Éric Zemmour me met mal à l’aise »

Ce livre n’aurait-il en effet qu’une qualité, ce serait de démonter inlassablement, et avec le moins possible d’a priori idéologiques, cette « rhétorique de l’intimidation » qu’est le politiquement correct, et de montrer ce qui le distingue de l’opinion toute faite (doxa) et de l’idéologie totalitaire. La préface de Pierre Manent est à cet égard très éclairante, et donne d’emblée au livre une gravité qu’on aurait tendance à oublier tant l’auteur, animé par un souci de vérité qui n’exclut pas la bienveillance, manie l’ironie avec la légèreté propre aux esprits libres. On se souvient, à le lire, que Socrate philosophait ainsi sur l’agora, corrigeant par-ci, rectifiant par-là, et mettant impitoyablement au jour les contradictions que ses interlocuteurs se refusaient d’abord à admettre. Mais si la place publique médiatique où l’on dit tout et n’importe quoi est bien une nouvelle agora, on peut gager que, parmi les personnalités visées par André Perrin, rares sont celles qui accepteront de réformer des pratiques langagières qui confortent aussi leur notoriété.

Agréable à lire, distrayant même, ce livre encourage cependant à aller au-delà du simple plaisir que donne l’intelligence quand elle redresse les torts. On n’a il est vrai en la matière que l’embarras du choix entre l’inculture (d’une ministre de la Culture !), l’amnésie programmée des uns, la mauvaise foi avérée des autres, la vulgarité assumée, les échappatoires quand on est pris la main dans le sac, la pratique décomplexée du « deux poids, deux mesures », etc. Mettant l’accent, en bon logicien qu’il est, sur les contradictions et incohérences du discours plus que sur les malversations intellectuelles délibérées, André Perrin n’épilogue guère sur les conséquences de ces usages éhontés de la langue et laisse le lecteur tirer les conclusions qui s’imposent. Or, derrière chaque figure d’une rhétorique dominatrice, on voit se profiler des problèmes de société, des drames humains irrésolus. Les lieux qu’on dit « communs » masquent le plus souvent l’impuissance d’une société à fabriquer du lien social, et favorisent le ressassement des stéréotypes. Entre inculture et imposture, c’est à qui servira de caution à l’autre.

Débats de fond prohibés

On s’aperçoit donc très vite que les discours décortiqués par l’auteur, avec une patience d’entomologiste que souligne Pierre Manent, renvoient à quelques problèmes lancinants qui reviennent en boucle dans la conscience collective : la pédophilie portée par l’air du temps, le rapport complaisant ou conflictuel à l’islam, l’antichristianisme primaire, l’immigration subie plus que choisie, l’antisionisme obligé et l’antisémitisme banalisé, la baisse des exigences éducatives et l’autodénigrement permanent… Des maux endémiques, des plaies ouvertes, des incertitudes qui en disent long sur l’état réel de la société française, et que le politiquement correct se contente de masquer par des artifices langagiers auxquels personne ne croit plus vraiment, tout en se demandant combien de temps la supercherie va encore durer. Un totalitarisme mou en somme, expression de la « vie liquide » (Zygmunt Bauman) caractérisant la postmodernité. À mi-chemin entre l’objectivité d’une enquête systématique et la subjectivité d’une confession personnelle, ce Journal « donne à penser », comme disait Paul Ricœur, et c’est bien l’essentiel à une époque de grande pénurie intellectuelle où les débats de fond sont prohibés.

Journal d'un indigné: Magnitude 7 sur l'échelle de Hessel

Price: 20,00 €

23 used & new available from 5,20 €


La vie liquide

Price: 8,00 €

23 used & new available from 4,07 €

Novembre 2019 - Causeur #73

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Marche contre « l’islamophobie »: une nouvelle défaite de la pensée
Article suivant Le bruit et l’odeur
est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération