Nous n’aurions jamais dû guillotiner Louis XVI, je l’ai toujours dit : d’abord ce n’était pas très gentil, deuxièmement c’est à cause de cette grave erreur culturelle que prospèrent aujourd’hui les Jeff Koons et consorts. Jean Clair explique cela très bien dans son nouveau livre, Hubris, la fabrique du monstre dans l’art moderne, Homoncules, Géants et Acéphales. Je ne suis pas sûr de n’avoir pas raté une ou deux marches de la démonstration mais, comme j’étais convaincu avant d’emprunter l’escalier, ça n’a pas grande importance.
Jean Clair est un peu le bougon-chef de nos Lettres, ça le rend tout de suite sympathique. On n’en finirait pas de dresser la liste des choses et des gens qu’il ne supporte pas − ce n’est pas moi qui vais le lui reprocher, même si je ne suis pas sûr de ne pas en faire partie.[access capability= »lire_inedits »] Je l’ai entendu préciser un matin, à la radio, que son journal (passionnant) n’avait rien à voir avec les journaux de ces auteurs qui se croyaient obligés de tenir le public informé au jour le jour de leurs derniers embarras gastriques ; je me suis senti visé − c’était peut-être vanité de ma part.
Cette fois-ci, il s’en prend surtout à ce crétin de Georges Bataille : on ne peut qu’applaudir des deux mains. A-t-on jamais rien lu de plus bête et plus rasoir qu’Histoire de l’œil, si ce n’est peut-être Ma Mère ? Mais Clair vise surtout Acéphale, la revue, ornée en couverture d’un géant sans tête de Masson, beau-frère de Bataille de même que Jean Piel – tous deux le seront ensuite de Lacan[1. Les sœurs Maklès étaient Sylvia (actrice de Jean Renoir), qui épousa Bataille puis Lacan, Rose, la femme de Masson, Simone celle de Jean Piel, qui dirigea Critique après Bataille. Une quatrième, Bianca, était l’épouse de Théodore Fraenkel.]. Cependant je ne suis pas ici pour parler des sœurs Maklès, quoique l’envie ne m’en manque pas, mais de Louis XVI. La guillotine fut inventée passage du Commerce-Saint-André, qu’on voit comme par hasard, pour parler à la Sollers, dans La Rue de Balthus ; et où demeura longtemps, cour de Rohan, David Hockney (mais ça c’est moi qui l’ajoute). Bref, et c’est bien le cas de le dire, l’acéphalisation du roi a rendu impossible la représentation du visage humain, et voilà pourquoi votre fille est muette. On pourra objecter qu’elle y a mis le temps et que le XIXe siècle n’est pas mal, pour le portrait. Mais Jean Clair n’est pas là pour parler de Lawrence, ni d’Ingres, ni de Cameron, ni de (je n’ai que 3500 signes…).
En revanche il fait grand cas du neurologue Wilder Penfield, de l’hôpital Royal Victoria de Montréal, qui, en 1950, dessine de vilains homoncules, sortes de cartes métaphoriques du cerveau, leurs membres étant représentés selon leur voisinage dans les aires corticales motrices et sensorielles. Un peu pareillement, la SNCF propose aujourd’hui des cartes de France où les villes sont figurées en fonction de leur proximité de Paris selon le temps : Marseille est en proche banlieue, La Rochelle en bout de péninsule. L’histoire de l’art des iconographes − et Clair en est un éminent − ressemble aussi un peu à cela : toute à ses démonstrations, elle met côte à côte dans le même sac Goya et Max Klinger, les géants et les homoncules, Edvard Munch et Boris Kustodiev (j’entends d’ici votre : « Qui ??? »).
C’est le défaut de la méthode : en faisant l’impasse sur « l’instance de la valeur », en faisant (provisoirement) comme s’il n’y avait pas de hiérarchie entre les artistes, entre les œuvres, elle participe elle-même de ce monde sans tête qu’elle dénonce.
Speaking of which, Bataille est sauvé par la peau des fesses, in extremis, pour avoir dénoncé le musée, né en même temps que la guillotine et désormais « “colossal”, étêté, contenant insensé d’une masse immense, informe et convulsée » — c’est Jean Clair qui parle : de la part d’un illustre conservateur, ce retournement ultime est d’une belle honnêteté.[/access]
Jean Clair, Hubris, La fabrique du monstre dans l’art moderne, Homoncules, Géants et Acéphales, Gallimard
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