On s’habitue à tout, prétendent les optimistes et les résignés. Même au pire. On s’habitue, donc, petit à petit, aux exigences sévères du politiquement correct, on ne lui cherche pas les équivalents historiques, on renonce à comprendre vers quoi il nous mène… Langage, histoire, sexe, antiracisme, communautarisme, le totalitarisme soviétique est tombé mais est remplacé par un communisme nouveau: le politiquement correct.
Une troublante coïncidence s’est produite il y a quelque quarante ans, qui ne semble pas avoir attiré l’attention des chercheurs: au fur et à mesure que le système communiste international déclinait et qu’il perdait ses attraits, le politiquement correct s’étendait, attirait des fidèles, gagnait en puissance. Les gens sérieux n’y voyaient qu’une lubie passagère et s’en moquaient, sans comprendre qu’ils assistaient à la naissance d’une révolution, censée, sous un autre masque et avec une vigueur nouvelle, se substituer à celle qui avait par trop vieilli.
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En peu de temps, le monde se laissa submerger. Étrangement, la soumission qu’on lui proposait, malgré sa sombre rigueur, paraissait lui convenir. Il se livra donc, avec une joie malsaine, à l’auto-exécration – cette autre forme de suicide, et la plus minable. On lui promettait le purgatoire, en tous points préférable à l’enfer dans lequel il était arrivé à croire qu’il vivait; le redressement par l’abandon de tout ce qu’il avait été, de son passé, de lui-même en fin de compte.
Le Monde des Cent Révolutions
Nous fûmes pris, donc, dans la tourmente du projet trotskiste : la révolution permanente, la révolution partout – projet amélioré, toutefois, par des stratèges ingénieux, qui ont vite compris qu’une révolution peut engendrer une résistance, alors que, si elle se divise, tel le germe qui ruine l’organisme, la réponse à l’agression s’affaiblit, car il est impossible de s’opposer à tout, dans toutes les directions. Nous voilà, donc, confrontés à une terrible nouveauté politique : les révolutions gigognes.
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Entre féminisme et indigénisme, migrationnisme et décolonialisme, LGBT-isme et réchauffisme, s’il nous fallait, en ce moment, donner à notre monde un de ces noms poétiques que portent les pays du soleil levant, le plus indiqué serait « Le Monde des Cent Révolutions ». Mais il n’aurait, lui, rien de diaphane et ne ferait nullement penser à un haïku. Il refléterait, plutôt, une réalité étouffante. Et si nous voulions lui choisir une devise, elle ne pourrait être que « Vengeance et puritanisme ».
Ces révolutions s’abattent sur nous, vigoureuses et vociférantes, nous plongeant dans une stupeur qui, de plus en plus, semble n’avoir aucune issue. Elles s’ajoutent l’une à l’autre, s’entremêlent parfois pour mieux s’affermir mutuellement, et leur poids écrasant augmente de jour en jour. Sous leurs étendards bariolés, elles décomposent la grande société humaine et les autrefois diverses sociétés nationales, établissent des dictatures multiples, tandis que le simili-pouvoir – ici et ailleurs, en égale mesure –, prêchant la bienveillance et sous prétexte d’apaisement, ne cesse de remonter les ressorts de leur machine à broyer.
Un communisme nouveau
Les anciens maîtres du Kremlin ont échoué à démembrer l’Occident, puis le reste du monde, et l’asservir. À leur place – et sans doute, par-delà le temps, en leur nom –, les austères papes et papesses du politiquement correct et de ses sous-produits sont presque arrivés à leurs fins. Nous vivons une sorte de communisme nouveau, aux exigences duquel les idéologues du Bien forcent le monde à s’adapter, pour devenir, lui aussi, nouveau. Mais, cette fois – et c’est là une victoire éclatante -, la révolution ne fait pas peur, puisqu’elle ne vient plus des steppes glaciales, mais de l’Amérique amie des libertés, dont on croit toujours qu’elle a terrassé le vieux communisme. Elle a germé dans les universités américaines, où, croit-on encore, le communisme n’a jamais eu prise. C’est partant de tels préjugés absurdes que nous avons omis de la combattre.
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Les langues furent ses premières cibles, parce que parlant mal on pense mal, et parce que derrière un charabia aux apparences savantes il est possible de cacher les pensées les plus saugrenues. Vint, ensuite, le tour du passé, qu’il a fallu expurger, remodeler, afin de contenter tant d’animosités adroitement suscitées. On n’oublia pas de s’occuper des femmes, dont la cause fut pervertie et qu’on transforma en ennemies implacables des hommes. Les races ayant été abolies par la loi, on livra avec encore plus de force bataille aux racistes. La sexualité fut transformée en un labyrinthe aux recoins mystérieux. Les migrants devinrent des demi-dieux. Une prolifération étourdissante de communautés vindicatives vint se substituer au monde tel que nous l’avons connu, le jetant en éclats.
La dislocation est presque achevée. C’était la première étape de la poli-révolution. La deuxième étape, la punition des récalcitrants, a commencé. Dans l’Union soviétique de Lénine, les méthodes étaient, certes, différentes – ou, plutôt, leur brutalité était d’une autre nature –, mais l’esprit préfigurait avec une clarté effarante la stratégie des politiquement corrects d’aujourd’hui : conquête et mise en silence des opposants.
Mais cette révolution est-elle seulement morale ? Seulement sociale ? Non. Il est même permis de croire, puisqu’elle cherche à assujettir les idées et, à travers elles, mettre au pas l’être humain, que son dessein est bien plus vaste et qu’il est, avant tout, politique. Si on pouvait parler de coup d’État à l’échelle mondiale, c’est ainsi, sans doute, que nous devrions décrire le programme du politiquement correct. Sans, toutefois, au point où nous en sommes, pouvoir encore discerner à qui iront les profits de cette vaste abomination.
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