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S’ennuyer à la folie


S’ennuyer à la folie

Imaginez l’une de ces situations dont la vie sociale est malheureusement prodigue – vous essayez de lire un livre que toute la critique a salué comme un chef d’œuvre. Vous auriez plutôt envie de vous joindre au concert de louanges, si seulement vous n’étiez pas aussi horriblement frappé par l’ennui. Votre esprit commence à douter, votre vue se trouble ; soudain, vous vous sentez terriblement fatigué. Vous vous ennuyez grave.

Maintenant, réfléchissez. Peut-être que l’ennui n’est pas aussi nocif qu’il le paraît à première vue. Certes, il ne constitue pas une critique consciente, mais ses effets peuvent être aussi dévastateurs que ceux d’une rébellion frontale. Parents, professeurs, prédicateurs, personnalités officielles et apparatchiks du Parti peuvent faire de nous un public captif. Ils nous ordonnent de rester assis et de bien nous tenir. Nous y voilà. Nous écoutons. La Bible ? Ennuyeuse. Le Talmud ? Ennuyeux. Ennuyeux, le saint Coran ? Ennuyeux. Le Capital ? Ennuyeuuux. Inutile de nous sanctionner. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous ennuyer.

Peut-être. Mais peut-être la décevante innocuité de l’ennui est-elle sa plus grande force. L’ennui est une arme de résistance culturelle particulièrement efficace. C’est l’une des rares qui ne conduise pas à l’écrasement des faibles mais pousse les forts à changer leur comportement. Tout plutôt que des baillements et des yeux hagards. Ainsi l’Eglise médiévale autorisait-elle ses prédicateurs à pimenter leurs édifiants (mais hélas ennuyeux) messages par d’amusantes anecdotes, pleines d’horreur et de gore. Ils adoucissaient l’amertume du dogme par le sucre de la romance et du mélodrame. Ils offraient à leurs ouailles terrassées par l’ennui des contes fort divertissants sur la vie aventureuse des saints – souvent des personnages du folklore vaguement christianisés – et autres pêcheurs repentis. Et ça marchait. Les histoires de saints étaient immensément populaires. Mais comme je l’ai montré dans Histoires de Saints (Gallimard), il y avait un prix à payer. Ces histoires délivraient des messages brouillés. En fait, elles ont été la base d’une théologie alternative, souvent en bisbille avec la religion officielle. L’intérêt des consommateurs avait bien été éveillé mais pas forcément dans le sens voulu. Le remède est parfois pire que la maladie.

L’ennui peut être une force de subversion mais aussi l’essence même du conformisme. Il est tout autant le petit iconoclaste qui se cache en nous que l’agent des puissances dominantes qui s’y cache pareillement. Aussi, contrairement à ce que nous croyons spontanément, l’ennui peut-il être artificiellement provoqué. On peut apprendre à s’ennuyer – ennui des vieux habits, des vieilles choses ou des idées dangereuses. Le citoyen de la galaxie post-Gutenberg apprend à s’ennuyer. Soigneusement formaté pour que sa capacité d’attention soit à durée limitée, il en a vite assez.

Si vous avez grandi avec la télévision commerciale – l’agent de conditionnement le plus important dans le monde post-Gutenberg –, vous êtes habitué aux gratifications immédiates, le plus souvent émotionnelles. Vous avez besoin de divertissement permanent. Vous êtes un consommateur.

Cela ne signifie nullement que, par le passé, l’idée que la plupart des gens se faisaient de l’amusement était la lecture de La recherche du temps perdu, ni que, de nos jours, plus personne ne lit d’austères travaux universitaires peu susceptibles de déclencher des fous rires. Il y a toujours eu des individus patients et d’autres impatients, des amoureux des nouvelles et des inconditionnels des grandes sagas épiques. Mais notre culture est de plus en plus celle de l’impatience. Accros au divertissement, nous avons besoin de doses fréquentes pour rester « high ». Nous nous ennuyons plus vite.

L’ennui n’affecte pas seulement la façon dont nous consommons le divertissement. IL affecte notre façon de consommer tout et n’importe quoi. Plus significativement encore, peut-être, il affecte le mécanisme qui pourrait changer les choses – la politique. Dès lors qu’elle a quelque chose à voir avec la rationalité des décisions, la démocratie suppose la connaissance. Or, notre culture du zapping tient pour ennuyeuse les connaissances politiquement significatives. Pour prendre des décisions politiques rationnelles, il faut connaître des choses qui ne sont ni amusantes ni émouvantes. Il faut écouter de longs exposés théoriques et pratiques et en tirer des conclusions. Dans le passé, des assemblées populaires pouvaient écouter et discuter de très longs débats. Les gens « simples » lisaient souvent les pamphlets politiques assez compliqués. Ce n’est plus le cas. C’est trop ennuyeux.

Les nouveaux politiciens sont bien conscients de ces phénomènes. L’ennui est bon pour la mauvaise politique. Le public veut du nouveau toutes les 5 à 6 minutes. En coulisses, les choses sérieuses continuent. La poignée de gens qui contrôlent le marché, soupèsent, évaluent, débattent et décident. Devant les caméras, les politiciens font le show. Cette schizophrénie politique peut sembler très pratique, dès lors qu’elle dégage les décideurs de toute responsabilité. Tout ce dont ils ont besoin, c’est une batterie de slogans et un répertoire d’émouvantes anecdotes personnelles. Si, par-dessus le marché, ils portent beau (et de nos jours, c’est souvent le cas), tout va bien. Le spectacle doit continuer. Et le spectacle continue.

Un bon spectacle fait rarement une bonne politique. Le média n’est plus le tambour de ville ; il éduque, conditionne, façonne notre monde mental et répond aux attentes qu’il a lui-même créées. Or, tout en participant activement au jeu, il prétend obstinément être un simple observateur. Il récuse toute tentative pour le réguler comme une menace contre la liberté d’expression. Seulement, une société dans laquelle les discours sont creux et les citoyens ignorants n’est pas vraiment démocratique. La démocratie exige un certain respect pour les choses « ennuyeuses » – il faut s’intéresser aux processus et accepter de ne pas se ruer trop vite sur le mot de la fin. Elle demande que l’on repense sérieusement les conséquences du commerce du temps de cerveau disponible. Méfiez-vous de l’ennui. Il peut vous rendre fou.

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Aviad Kleinberg, 49 ans, né à Beersheva (Israël) est historien, professeur à l’université de Tel-Aviv, spécialiste du Moyen Âge et de la théologie chrétienne. Il est notamment l’auteur de "Histoires de saints : leur rôle dans la formation de l’Occident", Gallimard. Vient de paraître : "Péchés capitaux", Seuil.

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