Retrouvons le moment précis où tout a basculé dans les chroniques de Lucien Bodard Les plaisirs de l’hexagone (1971).
-Dis-papa, c’était comment la France ?
-Ah fiston, c’était un pays qui jouissait sans entraves, qui ripaillait gaiement et où les grands reporters écrivaient de bons livres.
-Je ne te crois pas, tu mens !
Au tout début des années 1970, la crise pétrolière n’avait pas encore calmé les ardeurs estudiantines. C’était une question de semaines, de jours même. Les Trente Glorieuses donnaient un dernier coup de rein aux bacchanales de la consommation. Chacun voulait sa part du gâteau, sa place au soleil, son petit sou en plus. Le paysan quittait sa terre natale pour des rêves d’autos à crédit et de sanibroyeurs neufs. Les tours HLM et leur horizon bétonné attiraient ce rural en quête d’identité et en manque de divertissement. Il était envoûté par une fée Mélusine en forme de poste télé couleur qui lui chantait les louanges du grand marché universel avec la voix de Mike Brant en stéréo. Il sera ouvrier, contremaître ou cadre. Il aspirait aux 39 heures et à la quatrième semaine de congés payés. C’était décidé, il ne trimerait plus au pis d’une vache. La société des loisirs déversait alors son bonheur Prisunic sur une population en voie de standardisation. Le Français moyen se gobergeait sans se retourner sur son passé.
La France assiégée de plaisirs
Il était heureux et ne le savait pas. Il fuyait son histoire. Un journaliste globe-trotteur qui avait traîné sa carcasse dans les endroits les plus terrifiants de la planète va poser son regard sur ce pays en transhumance. Lucien Bodard (1914-1998), célèbre pour ses reportages en direct de Londres, Alger, Diên Biên Phu, Léopoldville ou du Bengale pakistanais, avait été choqué de retrouver sa bonne ville d’Ancenis, sous-préfecture de Loire-Atlantique, radicalement transformée. Il ne reconnaissait plus la douceur de vivre des bords de la Loire. Les flacons de Muscadet ne valsaient plus à la veillée et le beurre blanc ne recouvrait plus grassement les plats de son enfance.
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Cette cité devenue une inconnue lui faisait dire que « les grands mythes sont morts ». Il pressentait la mondialisation en marche. « Désormais on dépend de forces invisibles, énormes, écrasantes, anonymes, contre lesquelles on ne peut rien » écrivait-il, foudroyé par tous ces visages anonymes. Ce fils de Consul né en Chine qui a « vécu au milieu des têtes coupées » selon sa propre expression partit donc à la recherche d’une nation assiégée de plaisirs. Toutes ces jouissances calibrées et fugaces cachaient pourtant un mal-être existentiel. En 1971, quand Les plaisirs de l’hexagone sortent chez Gallimard, Bodard n’a pas encore été couronné du Prix Interallié (Monsieur le Consul, 1973) et du Prix Goncourt (Anne Marie,1981). Ce voyage de l’intérieur donne lieu à une série de portraits d’une incroyable pertinence, voire prescience sur notre époque actuelle. Il voit tout, comprend tout et anticipe toutes les dérives de notre future société déshumanisée. Ces chroniques sur le vif, au style fracassant et pétillant, s’engloutissent comme des confiseries. On frise l’overdose tellement c’est bon. Bodard a le don pour débusquer la vérité des êtres derrière une épaisse couche de marketing. Il chasse les faux-semblants en baladant son lecteur, par exemple, du côté de Saint-Tropez.
« On doit tout faire voir quand tout est beau »
L’objet de son analyse : le couple BB et Roger Vadim. C’est souvent vachard, cocasse, truculent, pédagogique et toujours instructif. Les travers et déboires des célébrités passent sous son rayon X. « Brigitte n’a pas d’ambitions. Un homme tout à elle dans son petit appartement bourgeois lui suffirait » souligne-t-il. A Paris, il voit l’ancien yéyé Johnny Hallyday se muer en monstre sacré au cours d’un concert. Il trempe aussi sa plume au Crazy Horse Saloon de Bernardin qui lui confesse : « J’apprends à mes filles à montrer leur pubis. On doit tout faire voir quand tout est beau ». On croise la route de Lova Moor, Miko Miku, Eva de Bratislava, Rosa Fumetto ou encore de Zabo. Dans cette longue liste de plaisirs plus ou moins frelatés, le reporter interviewe Fernand Raynaud sur l’injustice, le moteur de tous ses sketchs. Il se dévoile comme jamais. Il visite aussi Zizi Jeanmaire, la reine du tout-Paris habillée par Saint Laurent et se rend au premier défilé du 14 juillet présidé par Pompidou. Il capte, à la volée, la remarque d’un spectateur : « Ah ! qu’il est bronzé ! ». La France change.
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Elle a des désirs de Club et l’esprit de compétition régit désormais les relations intimes. Le sport, cette nouvelle religion à rentabilité immédiate désole Bodard qui suit le Tour de France 1970 et l’invincible Merckx. « Le champion célèbre est aujourd’hui une mécanique d’horlogerie à la fragilité extrême. C’est une tirelire », prévient-il. Tout n’est pas venin chez Bodard, il faut lire son beau texte sur le joueur de rugby Benoît Dauga au Stade Montois ou l’enterrement du Général à Colombey. Ce chassé-croisé entre anciennes légendes et nouvelles idoles donne le vertige. La France perdait, peu à peu, sa singularité dans le concert des nations.
Les plaisirs de l’hexagone, Lucien Bodard, Gallimard, 1971.
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