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Creil 1989-2019: du déni à la soumission

Retour sur trois décennies qui ont posé un voile sur la laïcité


Creil 1989-2019: du déni à la soumission
Fatima Achahboun, l'une des trois élèves du collège Gabriel-Havez de Creil: première affaire du voile islamique, octobre 1989 (©) GILLES LEIMDORFER / AFP

Depuis la première affaire du voile à Creil en 1989, l’Islam politique n’a cessé de gagner du terrain en France. Mais cet épisode malheureux a replacé la laïcité au cœur du débat public. Un nouveau clivage s’est progressivement mis en place entre une gauche multiculturaliste et une droite convertie à l’universalisme républicain.


Étrange année que celle de 1989. Les festivités du bicentenaire de la Révolution se trouvent noyées dans le méli-mélo du gauchisme culturel où l’histoire nationale est congédiée au profit d’une mémoire collective droits-de-l’hommiste. Au lendemain du départ des troupes soviétiques d’Afghanistan, l’ayatollah Khomeyni lance sa fatwa internationale contre l’écrivain Salman Rushdie. Quelques mois avant la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama nous annonce triomphant la « fin de l’Histoire » et l’avènement de la paix démocratique planétaire sur le modèle ultralibéral occidental.

Et voici qu’en septembre, trois collégiennes, d’origine algérienne et marocaine, font leur rentrée scolaire la tête recouverte du voile islamique dans un collège de Creil. Ce fait politico-religieux va régulièrement embraser le débat public, trois décennies durant. Et la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école ne viendra pas clore ce débat, qui rebondira avec la burqa et sa récente version aquatique (improprement nommé burqini).

Déni de l’offensive islamiste

Pour autant, ces quinze années de combat contre le déni de l’offensive islamiste auront-elles permis d’éviter notre soumission puisque nous sommes contraints de tolérer le port du hijab, drapeau ambulant de l’islam politique ? Un islam politique dont on nous répète qu’il est infiniment minoritaire chez les Français de confession musulmane, alors que l’extension du costume de la pudeur islamique dans l’espace public en démontre le contraire. Notons que ces costumes et comportements islamistes font, enquête après enquête, l’objet d’un rejet profond de la part des Français, alors que la tolérance à l’égard de la religion musulmane comme foi privée progresse régulièrement dans ces mêmes enquêtes.

Aussi imparfaites que furent les réponses politiques, l’affaire des « foulards de Creil » fut salutaire, car elle replaça le principe de laïcité au cœur d’un débat public où, depuis les années 1970, dominaient le différentialisme et le culturalisme. Ces courants idéologiques, bien représentés au sein de la gauche socialiste au pouvoir – si l’on excepte Chevènement et Poperen –, défendaient un modèle de société hostile à toute forme d’unité du corps civique fondé sur la communauté nationale. Pour eux, les revendications de droits individuels étaient non seulement légitimes, mais supérieures au droit commun. L’intérêt particulier de chaque individu, puis par extension de chaque « communauté culturelle », exigeait qu’on sursoie à la prise en compte de l’intérêt général. Ainsi SOS Racisme, courroie de diffusion du prêt-à-penser multiculturaliste transformé en haine du récit national [tooltips content= »On relira à ce sujet l’indispensable ouvrage de Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français, « Le Débat », Gallimard 1993. »](1)[/tooltips], soutint vaille que vaille les collégiennes voilées, le hijab n’étant qu’un bout de tissu sans aucun sens politique. Harlem Désir et même Malek Boutih, à l’époque, préféraient s’en prendre aux fascistes-racistes qui empêchaient ces jeunes filles d’exercer leur liberté religieuse.

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Jusqu’au surgissement du débat sur le port du hijab à l’école, toute question politique était en effet ramenée au devoir de tolérance à l’égard de la différence culturelle. On convoquait la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 en s’asseyant allégrement sur celle de 1789. C’est au nom de ce culturalisme paternaliste qu’on put, au cours des années 1970-1980, entendre des « gens de gauche » justifier la tolérance à l’égard de la polygamie ou de l’excision. Quand des manifestations d’associations musulmanes, essentiellement composées d’hommes, affichaient dès 1989 des slogans tels que « leurs foulards, notre honneur », cette gauche multiculturaliste et antiraciste ne s’interrogea guère sur le sens à donner à l’honneur patriarcal. La République laïque était sommée de protéger l’honneur des mâles musulmans, mais était-il compatible avec ses valeurs, notamment la promotion de l’égalité homme-femme ? Les progressistes optimistes continuèrent pourtant à nous raconter la bluette des « filles qui portent le voile par choix et sans contrainte ». Nous en sommes encore là : le hijab comme expression de l’émancipation féminine, qui peut y croire sinon les tartuffes de l’intersectionnalité ?

Cas par cas

Revenons à septembre 1989 : la coupe est presque pleine. Des voix de plus en plus nombreuses parmi les intellectuels de la gauche antitotalitaire s’élèvent pour faire état de l’échec conjoint, sinon corrélé, de la massification scolaire et de l’intégration à la République des immigrés et de leurs enfants nés en France. Avec l’affaire de Creil, ces voix républicaines, laïques et attachées à une vision universaliste du combat féministe, font écho à un malaise populaire de plus en plus prégnant face au communautarisme religieux. Ce dernier avait été encouragé par nombre de municipalités, principalement communistes et socialistes, qui géraient leurs populations avec un clientélisme mêlant paternalisme colonial et internationalisme prolétarien de bas étage. L’islamisme y vit toujours comme un poison dans l’eau.

Les voix du combat républicain vont être incarnées par cinq figures éminentes de la gauche intellectuelle, qui publient le 2 novembre 1989 une tribune dans Le Nouvel Observateur intitulée « Profs, ne capitulons pas ! ». Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler en appellent au refus d’un « Munich de l’école républicaine ». Quelque temps après, cette prise de position vaudra à la plupart d’entre eux la qualification de « nouveaux réactionnaires ». Pris dans les éternelles querelles intestines du PS, Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, ne comprend pas ce qui se joue et ne les écoute pas. Il botte en touche et demande au Conseil d’État de rendre sur le sujet un avis dont il s’inspirera pour rédiger la célèbre circulaire. L’avis affirme : « La laïcité de l’école qui doit être une école de tolérance, où l’on n’affiche pas, de façon spectaculaire ou ostentatoire, les signes de son appartenance religieuse » et, en même temps, « le port de signes religieux par les élèves n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité ». Dans la circulaire qui renvoie chaque enseignant, chaque chef d’établissement à sa propre appréciation, cela donne : « Le caractère démonstratif des vêtements ou des signes portés peut s’apprécier en fonction de l’attitude et des propos des élèves et de parents. » Cela s’appelle la gestion « au cas par cas », présentée comme un progrès en termes de respect des libertés individuelles. Peu importe que l’unité cohérente de la communauté scolaire en soit ainsi compromise, voire brisée dans certains établissements où tel enseignant tolère ce que tel autre récuse. L’auteur de ces lignes en fit maintes fois la pénible expérience.

La circulaire – qui ne produit pas de droit – signée par Lionel Jospin conduira à l’anarchie de la négociation individualisée et encouragera les islamistes. Les patients ennemis de la République surent en tirer profit : ils sont devenus les interlocuteurs de l’État ! Toute une troupe de Frères musulmans prétendument défroqués s’est enrôlée dans l’« islam de France ». Au sein du corps enseignant, la circulaire Jospin contribua au sentiment d’abandon qui n’a fait depuis que croître.

Alma et Lila Levy-Omari, exclues de leur lycée en 2003 pour port du voile, dans leur chambre à Aubervilliers. (©) JACK GUEZ/ AFP
Alma et Lila Levy-Omari, exclues de leur lycée en 2003 pour port du voile, dans leur chambre à Aubervilliers. (©) JACK GUEZ/ AFP

Si la gauche rocardienne était aux manettes lorsque l’affaire de Creil surgit, la droite ne fut guère plus réactive et mobilisée. Si l’on excepte les élus locaux de l’Oise, qui s’exprimèrent dès novembre 1989 « contre le foulard à l’école », il faudra attendre le 11 septembre 2001 pour que la droite républicaine se réveille. Certes, la circulaire Bayrou de 1994 avait amorcé le tournant répressif en appelant les chefs d’établissement à faire voter par leur conseil d’administration l’insertion dans le règlement intérieur d’un article interdisant les « signes ostentatoires d’appartenance religieuse ». Mais c’était trop peu et trop tard pour répondre à l’offensive islamiste qui utilisait le corps des adolescentes comme arme dans son combat antidémocratique.

Le dernier tract de la FCPE arbore une « maman voilée » tout sourire sous le slogan « Oui je vais en sortie scolaire et alors ? »

La parution fin 2002 des Territoires perdus de la République, qui fut attentivement lu par le président Chirac, constitua une étape majeure dans la prise de conscience des défis posés à notre modèle démocratique par trois décennies de laisser-faire assaisonné de bonne conscience. Notre livre orienté sur la question scolaire témoignait plus largement de l’emprise islamiste sur des pans entiers du territoire sur fond de discours sexiste et violemment antijuif. Les événements tragiques survenus dans la décennie 2010 nous ont hélas donné raison, ce qui n’empêcha pas les belles âmes de nous qualifier d’islamophobes, de racistes et bien sûr de réactionnaires, certains continuant de nous présenter comme des cryptofascistes.

Conversion de la droite à la laïcité républicaine

La droite acheva sa mue laïque en juin et juillet 2003 avec l’installation de deux commissions pour débattre du sujet : la commission d’enquête parlementaire siégeant sous l’autorité du président de l’Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, et la commission confiée à Bernard Stasi, largement constituée d’experts de la société civile. Cependant, au même moment, la petite entreprise sarkozyste visant à créer un islam de France en obligeant les boutiques islamiques à se fondre dans un Conseil français du culte musulman (CFCM), aboutissait à la victoire des islamistes de l’UOIF, la branche des Frères musulmans en France, et au refus par le CFCM, allié à toutes les autres religions, d’une loi contre les signes religieux ostentatoires à l’école [tooltips content= »Seul Roger Cukierman, alors président du CRIF, se prononça en faveur d’une loi, dénonçant le port du voile islamique comme « une volonté de prosélytisme et l’affichage d’un signe d’oppression de la femme ». »](2)[/tooltips].

A lire aussi: L’islamisme est une extrême droite antisémite

Quant au Front national, que de chemin parcouru quand on entend le discours laïcard des actuels dirigeants du RN. En 2004, Jean-Marie Le Pen soutenait par défaut le port du voile islamique à l’école au nom d’un libéralisme sociétal favorable au séparatisme communautaire. La défense du « chez nous » passait alors au FN par un paradoxal « chacun chez soi ». Pour justifier son refus de voter la loi, Marine Le Pen déclarait : « Je ne voudrais pas tomber entre les mains de laïcistes extrémistes qui interdiraient à mon enfant d’aller à l’école avec sa médaille de baptême. » Le FN d’alors ne prônait finalement rien de moins que la libanisation de la société française. La ligne politique en la matière a bien changé, la direction ayant dû se caler sur celle de son électorat, de plus en plus populaire, républicain et laïque, de moins en moins bourgeois, libéral et catholique.

D’un côté de la gauche de la gauche, où allaient se recruter bientôt les troupes de l’islamo-gauchisme, on s’opposait à la loi au nom de l’Internationale antifa à coup de tribunes publiées dans la presse par Alain Badiou, les frères Cohn-Bendit, Alima Boumediene-Thiery, Dounia Bouzar, Christine Delphy, Éric Fassin, Étienne Balibar ou Saïd Bouamama. La loi du 15 mars 2004 fut adoptée par 494 voix contre 36. L’ampleur de cette majorité permit de rappeler aux élites intellectuelles aveuglées [tooltips content= »Tel Paul Ricœur qui signait une tribune dans Le Monde en décembre 2003 intitulée « Une laïcité d’exclusion est le meilleur ennemi de l’égalité ». »](3)[/tooltips] que le socle de la vie commune dans notre République était bien la règle laïque. Toutes les enquêtes d’opinion réalisées depuis cette date n’ont fait que confirmer l’attachement des Français au principe de laïcité, qui loin de se réduire à une valeur morale est d’abord un principe juridique.

Jean-Michel Blanquer isolé en macronie

Malgré les difficultés de faire entendre des voix dissidentes à l’égard de la doxa multiculturaliste, le débat public des années 1990-2000 a largement contribué à la fabrique du consensus qui a porté la loi de 2004, puis celle de 2010 contre le port de la burqa.

Pour autant, bien des combats restent à mener pour la laïcité scolaire, et au premier chef l’obligation de stricte neutralité laïque appliquée aux parents accompagnant la classe hors les murs lors d’activités pédagogiques (et non récréatives), au même titre qu’aux enseignants dont ils sont ici les auxiliaires. En dépit de son accord de principe sur cette interdiction, Jean-Michel Blanquer a hélas été obligé par sa majorité LREM de contourner l’obstacle lors du vote de sa loi « pour une école de la confiance » en mai dernier. Que le dernier tract de la FCPE arbore une « maman voilée » tout sourire sous le slogan « Oui, je vais en sortie scolaire et alors ? », en dit long sur le chemin qui reste à accomplir pour que tous les élèves scolarisés à l’école de la République bénéficient véritablement d’un enseignement échappant à l’emprise de groupes politico-religieux. L’instrumentalisation du corps des filles et des femmes au service de la cause islamiste qui les transforment en « victimes de la République raciste laïque », n’a que trop duré.

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Octobre 2019 - Causeur #72

Article extrait du Magazine Causeur




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est enseignante.

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