Depuis que Tariq Ramadan a été reçu (à sa demande) chez Jean-Jacques Bourdin, le landerneau parisien bruisse d’une question : fallait-il le laisser parler ?
C’est la question qui est indécente.
Elle bafoue la liberté, car on ne peut réserver à certains le bénéfice de celle-ci – garantie à tous par la déclaration des droits de l’homme. Qui, de surcroît, choisirait les heureux élus, sinon la doxa du moment ?
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Elle piétine aussi la justice. Il y a deux ans, on a entendu partout et abondamment les deux femmes qui accusaient l’islamologue islamiste de viol. À tel point que, bien avant qu’un procès ne permette, en confrontant les points de vue, de faire émerger la vérité, n’importe quel citoyen a fini par être convaincu de sa culpabilité. Alors qu’il était incarcéré, des milliers d’articles à charge ont été consacrés à cette affaire. Et aujourd’hui, il n’aurait pas le droit de parler !
Au nom de quoi prétend-on lui interdire de présenter sa version des faits ? La réponse est simple. Le tribunal médiatique a déjà condamné Ramadan, pas tant d’ailleurs, pour son déplorable activisme islamiste (que beaucoup de journalistes absolvent au contraire pour ne pas avoir l’air réac), que pour son sexe. Une femme l’accuse, et pour le tribunal de l’opinion, c’est désormais une preuve suffisante. Et ceux qui se risquent à demander un peu plus d’impartialité sont des salauds, complices de l’ordre patriarcal.
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On devrait s’efforcer de n’avoir aucun point de vue – en tout cas de n’en exprimer aucun – sur la culpabilité de Tariq Ramadan. Notons au passage que, maintenant qu’il a reconnu plusieurs relations sexuelles consenties (mais haram), son pouvoir de nuisance de gourou de la jeunesse des cités semble passablement émoussé.
Reste une certitude : la justice médiatique c’est le contraire de la justice. Nous avons mis plusieurs siècles à définir les conditions d’une justice équitable : le secret de l’instruction, condition de la présomption d’innocence ; la publicité et le caractère contradictoire des débats ; les droits de la défense. Ce ne sont pas des fanfreluches pour cours de droit.
Aujourd’hui, tous ces principes sont bafoués. Dans un grand nombre d’affaires politico-financières, des extraits toujours à charge des PV d’interrogatoire des policiers ou des juges paraissent en feuilleton dans la presse. Le secret des sources (le seul qui tienne encore face à la transparence) protège les auteurs des fuites. Mais les médias qui se rendent ainsi coupables de recel de violation du secret de l’instruction n’encourent jamais la moindre sanction. Or, sans secret de l’instruction, il n’y pas de présomption d’innocence. Et sans présomption d’innocence, il n’y a pas de justice.
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Mais le plus grave, c’est que, de plus en plus souvent, la « justice » soit rendue par le tribunal de l’opinion – exprimée par le truchement des réseaux sociaux. Dans l’affaire de la Ligue du Lol, une dizaine de personnes ont perdu leur job et vu leur vie professionnelle ruinée parce qu’un récit bourré d’approximations, de contre-vérités et d’affabulations a été repris par des journalistes sans doute honnêtes, mais aveuglés par leurs certitudes et beaucoup moins rigoureux quant à la vérité qu’ils ne le croient. Normalement, c’est dans les dictatures que l’accusation vaut condamnation.
Bien sûr, entendre Ramadan se comparer à Dreyfus était exaspérant. Alain Finkielkraut appelle cela la souffrance de la liberté. Elle semble tout de même plus supportable que l’étouffement de la censure.
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