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Le Brexit raconté par Jonathan Coe

L'identité malheureuse a aussi cours outre-Manche


Le Brexit raconté par Jonathan Coe
Jonathan Coe ©© Roberto GANDOLA/Opale via Leemage

Dans Le Cœur de l’Angleterre, Jonathan Coe raconte le Brexit en mêlant les destins individuels à l’actualité. Ce projet balzacien se double d’une méditation drôle et douce-amère sur une identité anglaise en pleine crise. 


On connaît la formule de Stendhal : « La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert… » Mais cette citation issue de La Chartreuse de Parme est toujours tronquée et on oublie la suite : « … quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. » C’est que Stendhal, et avec lui tout ce qu’il conviendra d’appeler ensuite la littérature réaliste, savait qu’on ne pouvait comprendre une histoire familiale, une éducation sentimentale ou un crime sans penser ce contexte qui détermine malgré nous tant de nos réactions, tant de nos habitudes.

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Le tout, pour le bon écrivain, sera donc une question de dosage et de technique. D’élégance en somme, afin que la politique permette de relever le plat sans l’alourdir. D’ailleurs, Stendhal continue : « Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire ; mais nous sommes forcés d’en venir à des événements qui sont de notre domaine, puisqu’ils ont pour théâtre le cœur des personnages. »

Un roman qui passionne, émeut et fait rire

Cependant, l’abus de politique rend vite démonstratif et rien n’est pire pour un roman que de chercher à démontrer. C’est dire tout le talent, et peut-être un peu plus que cela, de Jonathan Coe : il parvient, comme Stendhal en son temps, à faire se côtoyer la politique et « le cœur des personnages », avec un sujet apparemment aussi austère que le Brexit. Austère, en tout cas pour le lecteur étranger, car au Royaume-Uni, ce qu’on appelle la « Brex-lit » (pour littérature du Brexit) est en tête des meilleures ventes.

C’est que le roman, précisément, ce bon vieux roman réaliste tellement vilipendé aujourd’hui par des laborantins aux expérimentations hasardeuses, demeure pourtant le seul moyen, sur ce genre de sujet qui fait exploser les représentations que toute une nation avait d’elle-même, de capter quelque chose que les politologues, les sociologues, les historiens analysent parfaitement, mais ne rendent pas sensible. Tout simplement parce qu’ils n’ont pas ce privilège de l’écrivain qui est de pouvoir incarner de tels enjeux à travers des personnages. Il n’est pas inutile de préciser que Jonathan Coe, l’un des auteurs anglais les plus lus à l’étranger, ancien étudiant en littérature de Cambridge, s’inscrit aussi dans une tradition qui remonte à Shakespeare et à Swift : chez Coe, la satire n’exclut pas le réalisme et l’humour côtoie la tragédie. C’est pourquoi Le Cœur de l’Angleterre passionne, émeut et fait rire, parfois au détour d’un même chapitre.

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Le Cœur de l’Angleterre couvre les années 2010 en Grande-Bretagne, allant de la fin du blairisme et de la victoire de Cameron à sa défaite en rase campagne lors du référendum de juin 2016. À en juger par ses déclarations ici et là, l’auteur est plutôt un partisan du « Remain ». Tout le plaisir qu’on prend à la lecture de ce roman tient cependant à l’absence totale de message ou de catéchisme. Il laisse parler ses personnages, il rend compte des situations, il parsème à l’occasion son récit d’informations qu’il nous livre presque à l’état brut.

Insécurité culturelle

De toute manière, ce qui l’intéresse, et ce qui intéressera le lecteur, est ailleurs. Le Brexit joue avant tout le rôle d’un révélateur des lentes métamorphoses de l’Angleterre, et de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler l’« âme anglaise » elle-même. L’une des intuitions de Coe, dans ce roman, est en effet d’envisager le Brexit non pas comme simplement le choix d’un Royaume-Uni au sein ou hors de l’Europe, mais comme une interrogation sur une identité non pas britannique, mais strictement anglaise. Après avoir assisté à la cérémonie des JO de Londres en 2012, un des personnages, intellectuel d’origine musulmane, « s’était passionné pour le concept d’“Angleterre profonde”, formule qu’il rencontrait de plus en plus souvent dans les articles de journaux et les publications universitaires. De quoi s’agissait-il au juste ? Était-ce un phénomène psychogéographique qui s’articulait autour du parc communal, du pub du coin avec son toit de chaume, de la cabine téléphonique rouge et du choc délicat de la balle de cricket contre la batte en saule ? » Autant de clichés qui comme tous les clichés sont vrais, et constituent cette réalité charnelle, barrésienne dirait-on en France, que l’on craint de perdre à son tour, alors que tout un pays change de visage sous les effets d’une modernisation économique qui fait apparaître ce qu’on a appelé l’« insécurité culturelle ».

Ces métamorphoses durent depuis un gros demi-siècle, qui est aussi l’âge de Jonathan Coe, enfant du début des années 1960. Le Cœur de l’Angleterre désigne ainsi une région géographique, celle des Midlands et de Birmingham, ville natale de Coe, où a sombré la vieille Angleterre industrielle, mais aussi, sur un plan métaphorique, ce qui a fondé une identité, une façon d’être au monde et de présenter aux autres une unité qui a explosé comme jamais lors de la campagne du référendum.

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La violence du Brexit brise des couples!

Le simple fait d’avoir eu à répondre oui ou non au Brexit a fait sortir l’Angleterre d’un âge où l’understatement, l’humour, une distance dépassionnée, empêchait la politique de virer à la guerre civile larvée, au choc idéologique frontal de chaque instant qui a cours sur le Continent. Une forme de violence dans les discours est devenue soudain très concrète et a eu des répercussions sur la vie quotidienne. Dans Le Cœur de l’Angleterre, il est ainsi question de l’assassinat de Jo Cox, une députée travailliste, par un extrémiste du « Leave », mais aussi sur un mode franchement comique de la bagarre entre deux clowns spécialisés dans les goûters d’enfants, qui se battent pendant une fête d’anniversaire.

Le Brexit aura même brisé des couples. L’un des personnages importants du roman est une universitaire trentenaire spécialisée en histoire de l’art, Sophie, incarnation d’une gauche morale dirait-on en France, tolérante, ouverte, convaincue des bienfaits du multiculturalisme made in England, qui voyage beaucoup en Europe pour des colloques. Elle a refusé les déterminismes de classe en épousant Ian, un moniteur d’auto-école rencontré lors d’un stage pour récupérer ses points. Malgré les différences, le couple tient quelques années. Sophie fait semblant de ne pas entendre les remarques de plus en plus nationalistes de Ian et de sa mère, tandis que Ian s’intéresse sincèrement au travail de Sophie. Jusqu’au moment où le Brexit cristallise les reproches muets : « Leur conseillère conjugale leur expliqua que beaucoup des couples qu’elle recevait avaient mentionné le Brexit comme facteur clef de leur dérive. » Au même moment, Sophie la progressiste encourt la colère d’une association étudiante pour une remarque jugée transphobe lors d’un de ses cours.

Le Royaume-Uni à bout de souffle?

Pour Coe, le Brexit est ainsi le point final, inattendu, désastreux et surtout absurde d’une histoire qu’il nous raconte depuis Bienvenue au club (2003) et qu’il avait poursuivie dans Le Cercle fermé (2006) à travers un même groupe de personnages, parmi lesquels dominent les figures de Doug et de Benjamin.

Bienvenue au Club racontait l’Angleterre des années 1970, celle de la fierté ouvrière, de la toute-puissance syndicale, de la pop culture, mais aussi d’un système politique à bout de souffle, d’un État providence frappé de plein fouet par les prodromes de la mondialisation, les grèves à répétition, le retour du rationnement, l’activité économique au ralenti, la guerre à bas bruit contre l’IRA. À Birmingham, Doug et Benjamin, deux ados, représentaient deux visages de la classe ouvrière anglaise. Le père de Benjamin était devenu cadre, tandis que celui de Doug était un tout-puissant délégué syndical, tous les deux travaillant dans les mythiques usines automobiles de Longbridge. Dans Le Cercle fermé, on les retrouvait sous le blairisme. Doug était devenu
un commentateur politique à la mode, de gauche et marié à une femme richissime. Benjamin, lui, poursuivait son rêve impossible d’un roman total, tandis que les néotravaillistes terminaient sous un visage à peine plus souriant la révolution thatchérienne.

En reprenant tous ces personnages, en les faisant vieillir, en continuant de croiser leur destin sur deux générations, Jonathan Coe fait concurrence à l’état civil, comme le voulait Balzac pour sa Comédie humaine. Oui, il y a bien chez Coe un projet de la même ampleur, et sa manière d’assimiler dans la pâte romanesque des éléments d’une actualité encore brûlante pour les remettre en perspective est décidément la marque d’un des très grands écrivains d’aujourd’hui.

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Septembre 2019 - Causeur #71

Article extrait du Magazine Causeur




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