Vocabulaire indigent, syntaxe plus qu’incertaine, orthographe erratique: les formations dispensées à des salariés adultes révèlent qu’ils sont quasi étrangers à leur propre langue. Ce massacre est encore plus grave que le manque de culture générale.
Il y a plus de trente ans que j’anime des stages destinés à des salariés, dans des entreprises privées comme dans la fonction publique. Mon domaine est celui de la « communication », écrite et orale, même si je n’aime guère ce mot et l’utilitarisme qu’il recouvre. Littéraire de formation, je n’ai enseigné le français que deux ans dans l’Éducation nationale. Sans qu’il y ait de lien de cause à effet, j’en suis parti au moment où émergeaient les premiers diagnostics d’abaissement du niveau scolaire. Peut-être, inconsciemment, n’ai-je pas voulu accumuler les expériences qui rendent un marasme de moins en moins contestable, et finissent par vous acculer à un sempiternel ressentiment. Au fil des années, mes amis et connaissances restés dans l’Éducation nationale n’ont pas manqué de me demander comment je voyais, de mon observatoire particulier, un problème qu’ils ont tous subi à des degrés divers, du collège aux classes préparatoires.
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Je ne veux pas avoir l’air d’un déserteur qui incriminerait les troupes restées dans les tranchées. Mais je suis obligé de leur répondre que les stages que j’anime aujourd’hui me ramènent à une implacable évidence : l’école, en amont, n’a pas fait son travail. Ou quand elle l’a fait, c’est par intermittence, par bribes, et comme par miracle. De ce point de vue, un abîme s’est creusé en trente ans. Quand j’ai commencé à former des adultes, je pouvais tabler sur un socle commun : des références, des repères, des notions, un vocabulaire. Sans forcer le trait, je dirai que mes stagiaires avaient bénéficié, comme moi, de « maîtres » qui n’étaient pas très différents, en fin de compte, des fameux « hussards noirs de la République » évoqués par Péguy au début du siècle. Ce socle commun, je l’ai vu se lézarder, puis disparaître. Nombreuses sont les formations, aujourd’hui, où il n’est possible de faire progresser un petit groupe qu’en sondant à chaque pas la profondeur des ignorances, en évitant naturellement de pousser les hauts cris comme le faisaient les enseignants coupablement « élitistes » de jadis, et en tâchant de reconstituer – mission à peu près impossible, en deux ou trois jours – quelques bribes ou fragments du socle que l’école n’a pas su édifier. Nietzsche disait que si l’on n’a pas appris certaines choses à un certain âge, on ne les apprendra jamais. Je dois refouler au plus profond de moi cette décourageante vérité si je veux conserver et mobiliser jour après jour mon énergie pédagogique.
La charrue sans les bœufs
Un simple exemple, pas anecdotique du tout : j’ai dû, il y a quelques mois, improviser un cours sur le subjonctif lors d’une formation intitulée « Améliorer ses écrits professionnels ». La différence entre indicatif et subjonctif, passage obligé de l’enseignement de la grammaire dans ma scolarité primaire, n’est plus maîtrisée aujourd’hui : tout sondage en ce sens s’attire au mieux une réponse vague. (Soit dit en passant, il est accablant de penser qu’on fait travailler les élèves de première sur de pompeuses problématiques comme le « statut du narrateur » chez Stendhal ou Balzac, et qu’on leur parle de la philosophie de l’Histoire de Hegel l’année suivante, alors que la notion de mode grammatical reste parfaitement nébuleuse dans leur esprit. Charrue avant les bœufs – ou plutôt charrue sans les bœufs –, quand tu nous tiens jusqu’au délire !) La plupart de mes stagiaires m’ont affirmé n’avoir jamais entendu parler de « mode » à l’école. L’enjeu n’était pas seulement, à mes yeux, de combler une lacune. J’ai tâché de leur faire comprendre qu’il s’agissait, en l’occurrence, d’une de ces discriminations fondamentales par lesquelles la langue française ordonne notre rapport au monde : c’est parce que la graphie distingue « Il faut que je le voie » et « Je le vois » que ma façon d’envisager une action ne sombre pas dans un magma où s’emmêlent potentialité et réalité. Cette invocation des « fondamentaux » n’a obtenu, il faut bien le reconnaître, qu’un médiocre succès. Et son efficacité a dû rester limitée. Non que quelqu’un ait remis en question le bien-fondé de mes explications. Mais je suis convaincu que, dès le lendemain, le mauvais pli s’était réinstallé. Et que le premier mail ou SMS adressé à un client affichait un « Il faut qu’on se voit » sans surmoi ni scrupule.
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C’est peut-être cela, le plus déprimant : se dire que la formation des adultes pourrait être l’occasion de rattraper ce que l’école n’a pas fait, et être obligé de constater qu’il faut se battre sur trop de fronts essentiels, et en trop peu de temps, pour que ce rattrapage s’inscrive réellement dans les esprits. Mon grand sujet d’accablement, c’est que la langue n’a pas été enseignée au moment où elle aurait dû l’être. Je précise au passage que j’ai appris, au fil des années, à réduire et circonscrire le champ de mes lamentations : le manque de culture générale – et le manque corollaire de curiosité pour en combler les manques – est certes préoccupant. Mais le plus dramatique à mes yeux reste le tranquille massacre de la langue, que je constate chaque jour. Beaucoup de jeunes adultes se retrouvent, au sortir de l’école, avec un vocabulaire indigent, une syntaxe plus qu’incertaine, une orthographe erratique, et entretiennent au total une relation de quasi-étrangeté avec leur propre langue[tooltips content= »Je dois néanmoins l’avouer : il m’arrive souvent de rencontrer, dans les stages comme dans les préparations par correspondance, de beaux morceaux de prose. Avec aussitôt cette question à la clé, quand leurs auteurs ont entre 25 et 30 ans : « Comment ont-ils fait ? » Par quel miracle ont-ils été préservés des programmes débilitants, des consignes délirantes, des enseignants démissionnaires et des méthodes pédagogiques forgées par une superstructure de savants fous ? »]1[/tooltips]. J’ai remarqué que dans beaucoup de cas, cette situation, qu’ils sont prêts à reconnaître en toute bonne foi, ne les tourmente pas outre mesure. Peut-être parce qu’ils ont bien compris que les instances de jugement étaient obligées de s’adapter à leur incurie : je ne compte plus les concours, depuis une trentaine d’années, où la dissertation a été supprimée au profit d’exercices simplifiés comme les QRC (questions à réponse courte) ou les omniprésents QCM. Peut-être aussi parce qu’ils vivent leur incompétence sur un mode de moins en moins pénalisant. Disons-le tout net : elle ne les met pas fondamentalement en porte-à-faux avec une société où les discours ambiants – sabir managérial qu’on parle dans les entreprises et les administrations, palabre politico-sociétale déversée par les médias – relèvent d’une manière générale de la bouillie. Il n’est plus nécessaire de faire preuve d’exigence en matière de langue pour trouver ses marques ou frayer son chemin dans cette société. Les « stratégies de communication » suffisent, entend-on dire par les plus cyniques.
Mais j’attends toujours qu’on me montre en quoi peut bien consister une stratégie qui n’a ni réserves ni points d’appui.
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