« Mélenchon fait place comble ». C’est Le Figaro qui le dit, avec une mansuétude que François Hollande envierait à son rival du Front de Gauche. 120 000 personnes d’après le quotidien du groupe Dassault, « entre 50 et 100 000 » selon Libération, participaient hier à cette « marche citoyenne » que le leader maximo du FDG définit comme une « insurrection » dont le cortège (Nation-Bastille) forme à lui seul tout un programme. « Reprendre la Bastille » était le mot d’ordre général de la démonstration de force de « l’instituteur du peuple ». Eh oui, l’histoire s’est arrêtée en 1789 pour le contempteur des « réactionnaires », « conservateurs » et autres grenouilles de bénitier catholiques : c’est bien connu, le MEDEF et l’épiscopat s’abreuvent aux mêmes sources. Dieu merci, une foule de progressistes combat l’infâme et porte aux nues le « candidat du peuple », lequel peut se targuer de rafler… 2% du vote ouvrier.
Jean-Luc Mélenchon paradait sur le bitume parisien, entouré de barioles aussi chamarrées que « Mon corps m’appartient » (la Clémentine Autain touch, sans doute) ou « Vite, la VIe République ! » (une version décontaminée du « Le Pen, vite ! » du Front National des années 1990). Ironie de l’histoire, l’orateur que les masses atrophiées du PCF acclament est un ancien sénateur PS formé à l’école lambertiste, ancien ennemi juré du parti de Georges Marchais ! Comme quoi, l’on n’est jamais exécuté que par où l’on a péché : à la dérive bougiste-société-libertaire du PC répond le baiser de la mort du camarade Jean-Luc. 10% dans les sondages au prix d’une dissolution qui ne dit pas son nom ?
Qu’importe, Mélenchon le dit et le répète : il se veut l’« instituteur du peuple ». Soit. La formule est parlante à plus d’un titre. Du haut de sa tribune républicaine, le camarade Méluche voudrait à la fois guider et instruire le peuple, comme ces bons vieux hussards noirs qui se chamaillaient avec le curé de village pour dispenser un enseignement républicain tiré du Lavisse. Mais de quel peuple Mélenchon parle-t-il ? De la communauté nationale dans son ensemble, des petites gens, du peuple abstrait qui figure la nation depuis la Révolution Française ? Derrière le flou abyssal de son projet socialiste républicain type SFIO, on ne saurait répondre. Va pour le peuple social, que Mélenchon élargit d’ailleurs aux travailleurs sans-papiers (à régulariser et à payer à hauteur du SMIC, histoire de tuer le dumping social… par le dumping social) et à tous les « exclus », Français ou non, qui se rallient à son panache rouge. Quant à ses ennemis, lorsqu’ils ne sont pas rupins, il s’agit forcément de crétins infoutus de se doter d’une conscience de classe, a fortiori lorsqu’ils votent pour la « semi-démente » peste blonde ! Instituer le peuple, vous dit-on, c’est le rendre adulte…
Et puis, instruire le peuple, c’est aussi (et surtout ?) lui faire ravaler tous ses vilains instincts conservateurs, en bon révolutionnaire. Comme Marc Cohen en a excellemment rendu compte dans le dernier Causeur magazine, la doxa mélenchoniste s’arrête là où commencent les valeurs conservatrices de la classe ouvrière, naguère si bien incarnées par un PCF peu ouvert aux « gender studies » et à la culture queer. Si la façade anticapitaliste de son discours économique lui fait prendre des accents ouvriéristes, l’instituteur Mélenchon gagnerait à (re)lire l’italien Carlo Levi. Dans Le Christ s’est arrêté à Eboli, qui n’est pas l’œuvre d’une taupe vaticane mais le témoignage d’un socialiste antifasciste exilé dans son propre pays, Levi dépeint avec empathie les mœurs pluriséculaires des habitants de Gagliano, ces paysans pauvres restés dans la superstition et l’écoulement ininterrompu du temps parce que le progrès technique et l’industrialisation les a si peu touchés. Des petites gens comme le Front de Gauche ne les aime pas, volontiers hospitaliers envers l’étranger mais peu enclins à bouleverser leurs modes de vie traditionnels. Et que des dire des Chouans de l’Ouest qui, pendant la Révolution, affrontaient le génocide vendéen commandité par les bourgeois parisiens ? Arrêtez : la mythologie du Front de gauche ne répond plus !
Pour la doxa mélenchonienne, l’ordre clérico-capitaliste est l’ennemi des libres penseurs libertaires, un point c’est tout… Dans le cadre d’une société industrielle plus proche de la nôtre, songeons aussi au plus perspicace penseur socialiste du XXe siècle, dont l’ « anarchisme tory »[1. Selon l’expression utilisée par Jean-Claude Michéa dans son excellent ouvrage éponyme.] exaltait l’enracinement et les vertus conservatrices de la classe ouvrière : « Ce qu’il faut, c’est faire entrer dans la tête des gens : un, que les intérêts de tous les exploités se rejoignent ; et deux, que le socialisme ne heurte pas forcément la common decency. »[2. Le quai de Wigan.] contre l’asservissement par les machines et la rhétorique du progrès qui l’accompagne et le légitime.
Or, puisque le capital ne se développe qu’en bouleversant perpétuellement les rapports sociaux institués, Mélenchon devrait conjurer la révolution morale, au lieu de l’appeler de ses vœux (euthanasie, mariage gay…). Tandis que Mélenchon veut étendre et faciliter le recours à l’avortement, en inscrivant l’IVG dans le marbre de la Constitution, le cinéaste communiste Pasolini recommandait, il y a quelques décennies, d’user de la plus grande prudence dans l’introduction d’une réforme qu’il approuvait dans son essence, mais dont il redoutait les effets sociaux et économiques (marchandisation, réification de la femme) si elle n’était pas appliquée avec parcimonie. S’il n’est pas sûr que Le Capital de Marx figure au nombre des classiques de notre « instituteur », il est en revanche certain que l’élève Mélenchon a fait l’impasse sur la part conservatrice de tout socialisme qui se respecte.
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