Une des caractéristiques du touriste, c’est qu’il aime mépriser les autres touristes!
Être qualifié de « touriste » est devenu une honte. Rares sont ceux qui y échappent, à moins d’être hommes d’affaires ou migrants. Les premiers ont tous les droits, les seconds n’en ont aucun, mais au moins échappent-ils à la qualification calamiteuse de touriste. Une des caractéristiques du touriste, c’est qu’il aime mépriser les touristes, les blâmer et qu’il ne veut en aucun cas être confondu avec eux. Le passage des frontières le rappelle à cette humiliante réalité. Qu’il le veuille ou non, il est un touriste, alors qu’il n’aspire qu’à être un citoyen du monde, sans renoncer pour autant à ce qu’il chérit le plus : sa singularité.
L’humanité a perdu quelque chose
Il tient d’autant plus à cette singularité que l’image du touriste est en général associée à la laideur et à la gaucherie. Être confondu avec sa concierge qui aurait reçu dans une pochette surprise un coupon cadeau pour un séjour à Malte dans un quatre étoiles, quelle honte ! L’écrivain italien Roberto Calasso note que dans le regard porté par un touriste sur un autre touriste, l’humanité se regarde elle-même et pressent qu’elle a perdu quelque chose. S’y mêlent un certain embarras et un soupçon de réprobation d’autant plus violent que réprimé, car le touriste se veut dépourvu de tout préjugé raciste, sexiste ou antidémocratique. Karl Kraus a dit qu’avec la démocratie on étend à tous le privilège d’avoir accès à des choses qui ne sont plus là. Il en va de même du tourisme.
Alors comment voyager sans être un touriste ? Roberto Calasso suggère, sans trop y croire, qu’on peut toujours se fixer un but, le sexe étant le plus évident. Une fille dans chaque port, un bordel dans chaque ville ! C’est sans doute le dernier objectif des seniors et il n’est pas reluisant. On peut également voyager avec l’intention de n’être pas seulement un observateur, mais de faire le bien. Le monde séculier ignore la grâce, mais éprouve toujours le besoin aigu de gagner son salut. Et pour ce faire, note Calasso, il n’y a qu’une voie : acquérir des mérites. Par exemple, éduquer des enfants autochtones ou sauver des tortues. On évitera l’embarras de l’aumône donnée à des miséreux : cela vous désignerait à nouveau comme un touriste. Mieux vaut une donation destinée à des autochtones que l’on connaît. On reviendra ainsi chez soi surchargé de bonnes actions, ce qui vous évitera d’être confondu avec un touriste bas de gamme.
Rendez-vous dans le virtuel…
Mais anticipons: le tourisme aura bientôt disparu ou tout au moins ne sera plus nécessairement lié au voyage. Chacun peut le constater dans sa vie sexuelle : la réalité virtuelle ne pourra bientôt plus se distinguer de la chose réelle. Se promener à travers les rues d’une ville inconnue, faire confiance au hasard, errer vers ce qui attire le plus, autant de pratiques qui seront devenues obsolètes et auxquelles plus personne ne se laissera aller. Personne n’aura plus honte d’être un touriste, puisque le tourisme sera mort et enterré. L’avenir est décidément aux migrants et aux hommes d’affaires. Ils forment le couple idéal.
Roberto Calasso, L’Innommable actuel, Collection Du monde entier, Gallimard, 2019.