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2009 sans Westlake


2009 sans Westlake

Le 1er janvier 2009 au matin, John Dortmunder, Andy Kelp, Tiny Bulcher, Ralph Winslow et Stan Murch se sont réunis à New-York à l’OJ Bar&Grill d’Amsterdam Avenue devant leurs boissons habituelles (bourbon, whisky de seigle, vodka-vin rouge et bière régulièrement salée pour renouveler la mousse). Tous ces personnages, assez défavorablement connus des services de police, venaient d’apprendre la nouvelle : leur créateur, le grand Donald Westlake, était décédé la veille, à soixante-quinze ans, le 31 décembre 2008 alors qu’il réveillonnait avec son épouse. Etant donné que Westlake était un forçat de l’Underwood et l’auteur d’une grosse centaine de romans, il laisse une pléiade de personnages au chômage technique, pire que dans l’industrie automobile de ces temps-ci. Mourir un 31 décembre était bien dans la manière de Westlake : il n’était pas du genre à écrire une histoire pour la laisser en plan. C’est bien là une facétie funèbre digne d’un orfèvre de l’intrigue où la chute se doit de n’intervenir qu’au tout dernier moment.

Parce qu’il s’agit d’un auteur de romans noirs, parce que de surcroît cet Américain né en 1933 avait une vis comica peu commune, il n’est pas certain, au-delà du cercle des amateurs, que son génie littéraire, un des plus grands et des plus protéiformes de la littérature américaine, ait été reconnu à sa juste valeur. C’est bien le seul avantage qu’un écrivain aussi prolifique et novateur ait à mourir : le temps et le goût vont faire leur œuvre et la grandeur de Westlake éclipsera un bon nombre de fausses gloires du polar (que restera-il de nos engouements pour les Scandinaves, ennuyeux comme la social-démocratie ?) et de la littérature tout court : ils vont être de plus en plus nombreux, les lecteurs, à donner toute l’œuvre de Pynchon et une bonne partie de celle de Kurt Vonnegut, pour quelques pages de Aztèques dansants qui portent le vieux thème de la course poursuite à des hauteurs épiques et comiques rarement atteintes.

Bien qu’il ait utilisé de nombreux pseudonymes, Donald Westlake est surtout l’auteur de deux séries, l’une publiée sous son propre nom qui raconte les calamiteuses aventures de Dortmunder et de son équipe, l’autre sous le nom de Richard Stark qui met en scène Parker, bandit sans visage, cruel et sanguinaire.

À première vue, Westlake est ce qu’il est convenu d’appeler un formidable inventeur d’histoires. En vérité, son art de la complexification, son talent pour jouer avec la contrainte imposée, font de ses romans des combats métaphysiques et drolatiques contre un destin de plus en plus absurde. Ainsi, dans Le Ciel t’aidera, Dortmunder se retrouve obligé d’aider une jeune bonne sœur dans une lutte sans merci contre son père milliardaire mais il ne peut-être guidé dans son action que par des gestes puisque la nonette a fait… vœu de silence et refuse de le rompre, même quand la situation devient critique.

Marqué par le thème du double, (lire Un jumeau singulier), Westlake/Stark a aussi mis en scène de nombreuses aventures du mystérieux Parker. C’est sans doute là qu’il est le plus novateur. Parker n’est pas seulement un truand qui travaille en solitaire ou avec quelques complices mais jamais les mêmes, il incarne la destinée de l’homme nomadisé dans une société américaine en train de devenir la société mondiale. Parker, qui ne montre aucun sentiment, ne montre non plus aucun attachement aux lieux ou aux racines. Il est le post-humain en constante délocalisation, si répandu aujourd’hui, dont Westlake/Stark avait pressenti le triomphe dès les années 1960. La vie de Parker se déroule dans des motels, des appartements loués, des maisons de passage. Il est l’homme des non-lieux indifférenciés, de la fin de l’histoire. Il prépare des « coups » comme des cadres supérieurs montent des business plan. Sa violence froide, voire son sadisme méthodique ne sont que la forme hyperbolique de la violence policée des rapports sociaux. Servies par un style behavioriste très admiré par Manchette, les aventures de Parker sont en elles-mêmes un genre littéraire radicalement nouveau, de belles mécaniques froides et précises qui ne vont pas vieillir.

Il y avait, chez Westlake, derrière la franche rigolade des Dortmunder ou l’ironie aussi cruelle qu’imperceptible des Parker, une véritable angoisse. D’abord sur lui-même et son métier comme dans Adios Scherazade, autofiction sur un écrivain professionnel en panne, qui écrit du porno pour essayer de retrouver le chemin de la « grande œuvre » mais aussi dans Le contrat, roman documenté et désespéré sur la manière dont l’édition est devenue un commerce qui n’obéit plus qu’aux lois du marché. Enfin, Le couperet, l’un de ses plus récents romans, adapté – trop platement – par Costa Gavras[1. On notera que malgré un nombre considérable d’adaptations (de Peter Yates à Michel Deville en passant par le Made in Usa de Jean-Luc Godard), le cinéma a rarement rendu justice à la finesse ou à la brutalité de Westlake. On retiendra néanmoins l’excellent Payback (1999) de Brian Helgeland, inspiré par les deux premiers romans de la série Parker (ici joué par Mel Gibson). On retiendra aussi le glaçant téléfilm US The Stepfather (Le beau-père), d’après un scénario original de Westlake, que les chaînes fauchées du câble rediffusent régulièrement. Enfin, mention spéciale pour le fort viril Mise à sac (1967) d’Alain Cavalier, d’après En coupe réglée, où Parker était interprété cette fois par le génial Michel Constantin…], raconte comment un cadre sup au chômage, bon père de famille, postulant à un emploi, s’arrange pour repérer les candidats ayant un profil similaire au sien afin de les éliminer physiquement et de rester seul en lice.

Donald Westlake était finalement, comme tous les grands écrivains, l’homme d’une gaîté de plus en plus difficile à exercer et dont l’héroïsme discret consistait justement à tenter de la sauvegarder. À l’OJ Bar&Grill sur Amsterdam Avenue, Dortmunder a remis une tournée. Le cœur n’y est plus vraiment.

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