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Jean-Pierre Marielle brouille les cartes

L’ami de la famille (7/8)


Jean-Pierre Marielle brouille les cartes
Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort dans "Les grands ducs". AFP.

Thomas Morales consacre une série d’été à l’immense Jean-Pierre Marielle (1932-2019), récemment disparu (7/8).


Dans le cinéma français, vous êtes étiqueté dans le catalogue de nuances, des acteurs respirent les gaz d’échappement et d’autres, les hectares de tournesol. Son vieux camarade, Jean-Paul Belmondo, a inscrit sa mythologie autour de la Place Denfert-Rochereau avec quelques sorties cascadeuses sur les plages exotiques, il reste malgré tout un comédien attaché à son XIVème natal. Marielle brouille les cartes IGN.

Toute une France disparue et secrète

En bord de mer sur une bicyclette ou à l’arrière d’une limousine sur une avenue haussmannienne, il déploie sa maestria, son don du mimétisme. Charcutier ou pétrolier, inspecteur du fisc ou journaliste, calotin ou lieutenant, toutes les professions se collent à son amplitude de jeu. Sa crédibilité n’est jamais mise en doute. Chanoine ou érotomane, même simplicité et même malléabilité à trouver les ressorts de la comédie. Marielle se regarde comme on s’amourache d’une carte postale. Il y a toute une France disparue et secrète, il contenait notre identité si friable à l’air libre, si implosive. Il apportait dans ses bagages la charge réelle et onirique d’une nation. Dans son paquetage, on voit l’église, le maire, le bar, éternel zinc où atterrissent en catastrophe les chagrins d’amour, l’usine, les petits commerces, les belles lycéennes aux jupes plissées et puis cette marchande de parapluie ficelée dans une robe à fleurs, tout un décor miniature qui se réanime grâce à sa magie de l’embellissement. Marielle éclairait notre mémoire. Des provinces reculées aux fortifs, lui, le germanopratin, l’éphémère stagiaire du Français, Premier prix de comédie au Conservatoire condensait notre ADN.

L’amour des mots

Nous arpentions le territoire sous sa dictée hypnotique. Cet acteur de la défaite me fait penser à ces mots de François Villon dans « Ballades en jargon » : « Trompeurs, experts en tricherie » et « Compagnons de la gaudriole ». Marielle était un acteur littéraire comme il n’en existe plus. L’image ayant remplacé les mots entremêlés ; la vidéo ayant tué les ornements du texte. Le poids des mots n’était pas chez lui qu’un slogan publicitaire. Il ne lui venait pas à l’idée de les trahir, de les dérouter de leur mission première. Toute sa carrière, il les a cajolés, chouchoutés, dorlotés pour qu’ils expriment une idée nette et sans bavures. Une fulgurance. Une météorite tapuscrite. Marielle respectait le texte dans ce qu’il avait de plus intime et sous-terrain. Il lui prodiguait son caractère immarcescible. Il n’était pas un enjoliveur, un défricheur, un exhausteur de mots, les prestidigitateurs et les margoulins finissent toujours par être démasqués. Marielle ne truandait pas les auteurs par fainéantise et hypocrisie. Et cependant, il s’attachait à immortaliser la prose de chacun d’entre eux. Nous voyagions en pullman dans ses lettres. Ce qui frappe et ravit l’oreille encore maintenant, c’est cette fluidité, un filet de voix qui émerveille par la scansion exacte, le rythme idoine, il soupesait au gramme près l’intention. Par modestie et lassitude, il avançait des arguments fallacieux en déclarant qu’il jouait « tout pareil ». Foutaises ! Monolithique pour esquiver les questions trop dérangeantes, boutade pour bouter l’ennemi. Il n’était pas dans l’autopromotion permanente, son talent n’avait pas besoin d’être ripoliné par les critiques et les courtisans médiatiques. Ce professionnel dont le métier était d’interpréter des situations, ne quémandait pas le plébiscite, indifférent, il burinait le texte comme l’ébéniste travaille sa pièce de bois. Comble du désespoir, cet artisan plaisait aux femmes. Allez comprendre, les vaincus regorgent de charmes insoupçonnés. Un condottière en salopette, baroudeur des discothèques, orpailleur des stations-service, un fantôme d’un passé récent quand le factice n’était pas l’accoutrement du pouvoir de séduction. Quelle stature ! Cette carcasse magistrale, la calvitie en forme de promontoire, les vocalises irrésistibles, cette forfanterie enfantine et le chibre vengeur, on le voyait arriver de loin. Il était un playboy d’occasion, suffisamment éprouvé par la vie pour chambouler les ménages les plus solides. L’homme de la quarantaine rugissante, aux abois et toujours sur la brèche, insatiable coureur et émouvant par tant de maladresses.

Le bistouri n’était pas passé par là

Marielle touchait les femmes par cette fragilité naissante, elles sentent ces fractures-là aux entournures, elles y plongent avec délice, ces mères-courage ne sont pas ignorantes de nos déséquilibres. Au cinéma, Marielle convoitait des femmes du quotidien, en cela, il différait de ses amis du Conservatoire. Le mannequin volant ou la playmate ravageuse n’étaient pas dans son rayon de prédilection. La blonde platine et la bimbo customisée l’amusaient plus qu’elles ne l’attiraient. Il amorçait la conversation par un anodin : « J’ai des relations administratives avec le public » ou « J’ai un pavillon en banlieue avec un jardin et un potager ». Il réhabilitait la femme que l’on croise tous les jours, à l’école, à la Sécu ou à la boucherie du quartier. La vendeuse ou la bourgeoise, la baba ou la fonctionnaire, il abordait sans distinction de classe et d’âge, de race et d’obédience. Bien sûr, il craquait parfois pour la fraîcheur de la jeunesse même si les sylphides n’avaient pas sa préférence absolue. Marielle couchait avec des femmes non-trafiquées. Le bistouri n’était pas passé par là. Il aimait les rondeurs et les soupirs, les folles comme les saintes. Cette quarantaine où un premier bilan s’impose fut son terrain de jeu.

Suite et fin la semaine prochaine

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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