Étable malodorante, grenouilles trop bruyantes, coq intempestif : de plus en plus de néoruraux accablés par les nuisances des campagnes assignent leurs voisins en justice. Ces affaires sont le signe de la disparition des modes de vie campagnards d’antan, y compris chez les adeptes du « retour à la terre ».
Dans le Cantal, un homme estime que l’étable de son éleveur de voisin exhale un fumet trop malodorant : procès. Sur l’île d’Oléron, le poulailler d’une chanteuse locale réveille trop tôt les propriétaires d’à côté : procès. Dans le village de Grignols, en Dordogne, les grenouilles installées dans la mare des voisins poussent des coassements trop sonores : procès.
Nombre d’affaires de cet acabit ont éclaté ces dernières années, jusqu’à soulever parfois une vague de réprobation contre les plaignants dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le même scénario semble se reproduire inlassablement : propriétaires d’une résidence secondaire ou retraités délocalisés loin des soucis de la ville s’irritent des nuisances occasionnées par l’activité de leurs voisins campagnards.
Le retour du « retour à la terre »
« La ruralité est aujourd’hui de plus en plus attaquée par des personnes qui viennent de l’extérieur », dénonce Bruno Dionis du Séjour, maire du petit village de Gajac, en Gironde. Lors du « grand débat », cet ancien agriculteur retraité a publié une lettre ouverte appelant les députés à proclamer « patrimoine national » les bruits de la campagne. Au-delà du symbole, l’élu local entend protéger de poursuites judiciaires les ruraux s’acquittant de leurs tâches.
Certes, le « retour à la terre » a de nouveau bonne presse. Qu’on se rassure : il ne s’agit pas d’une résurrection inquiétante des vichystes et contre-révolutionnaires. Le terme a été annexé par le boboland parisien, qui en a fait le nom d’enseignes bio et vegan compatibles. Mais ces affaires de voisinage suscitent des interrogations légitimes sur l’authenticité de la démarche des néoruraux. « Ceux qui arrivent à la campagne disent : « Bon bah maintenant je suis à la campagne, je veux du silence. » Seulement, il faut qu’ils sachent qu’il y a des gens qui travaillent à la campagne, et leur métier, eh bien, c’est d’avoir peut-être une moissonneuse-batteuse, un poulailler… », reprend Bruno Dionis du Séjour.
Juridicisation des rapports sociaux
Le droit rejouerait-il l’éternel combat entre rusticuli et urbani, que mettait déjà en scène le Revenant de Plaute ? Nos juges sont-ils systématiquement favorables aux impudents bourgeois délocalisés aux dépens de sympathiques culs-terreux ? Pas sûr, si on regarde en détail les décisions rendues. Par exemple, dans l’affaire de l’éleveur du Cantal à l’étable malodorante, la Cour de cassation (2018) a estimé que le bâtiment, eu égard à son ancienneté et sa fonction, pouvait rester en place. En revanche, elle lui a enjoint de construire un autre bâtiment de stabulation pour respecter les normes sanitaires en vigueur. De même, du côté des grenouilles de Grignols, le juge a estimé qu’il était manifeste que les propriétaires n’avaient pas respecté les règles en faisant creuser leur mare, ce qui a justifié l’injonction de la déplacer.
Au fond, plus que les décisions elles-mêmes, c’est la multiplication des recours devant les tribunaux qui interpelle. D’autant que ceci participe d’un mouvement plus général : l’extension du contrôle des normes juridiques sur tous les aspects de la vie. Notre arsenal législatif et jurisprudentiel destiné à lutter contre les « troubles anormaux de voisinage » (suivant l’expression employée par la Cour de cassation depuis 1986) s’est étoffé au cours des années 1990. D’abord pensée pour des situations urbaines (bruits de travaux publics, de commerces, de voisins qui mettent la musique à fond…), cette notion s’est rapidement étendue à la ruralité. Au point de devenir le fondement juridique utilisé pour attaquer en justice les bruits (et odeurs) d’animaux ou de machines agricoles. On comprend la colère de certains ruraux à l’heure où les normes sanitaires et le droit de l’environnement multiplient les contraintes pesant sur leur activité.
Le problème, c’est que la patrimonialisation des bruits de la campagne que propose Bruno Dionis du Séjour consiste à ajouter du juridisme au juridisme. Une ligne de plus au sein d’un quelconque code, voire dans la Constitution, censée protéger la ruralité attaquée par les urbains. Si l’initiative aboutissait, elle ne ferait qu’aggraver un peu plus l’inflation législative sans régler le conflit d’usage entre paysans et néoruraux.
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Où sont les « vrais paysans » ?
Sur un plan plus anthropologique, la volonté de protéger la campagne procède du sentiment de sa disparition. Comme pour les monuments historiques ou les tribus indiennes circonscrites dans des réserves, la disparition des modes de vie d’antan, des « vrais paysans » attachés à leur sol et d’un rapport immémorial à la nature inquiète. C’est en jouant sur cette angoisse légitime que certains parviennent à susciter l’adhésion en leur faveur. Dans le cas de l’affaire du coq de Saint-Pierre d’Oléron, l’avocat des plaignants, Vincent Huberdeau, avance : « Il ne s’agit pas de citadins n’acceptant pas les contraintes de la campagne, mais de retraités qui ont toujours vécu paisiblement dans leur lotissement et qui, depuis deux ans, sont systématiquement réveillés tôt le matin par le coq des voisins que ces derniers, eux-mêmes retraités, ont installé… au fond de leur jardin pour ne pas être dérangés. En l’espèce, personne n’est agriculteur ! »
Qui sont aujourd’hui les « authentiques campagnards » ? Comme tous les adolescents de France, les enfants d’agriculteurs et autres ruraux poursuivent des études et profitent des opportunités des « mobilités géographiques » vantées par les technocrates mondialisés. Résultat, éleveurs et agriculteurs s’inscrivent eux aussi dans une démarche de « retour à la terre », reprenant sur le tard les exploitations de leurs parents ou d’autres proches. Comme le loup et l’ours, l’homme des campagnes est une espèce en voie de réintroduction.
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