Cet été, après sa rupture, Roland Jaccard a senti le besoin de faire le tri. Il nous emmène errer avec lui autour de livres qui ont marqué sa mémoire (7/10).
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Albert Thibaudet : Amiel ou la part du rêve
J’ai pris un thé avec Albert Thibaudet, fin connaisseur de Baudelaire, de Fromentin et d’Amiel. À propos de ce dernier – je lui avais confié que j’avais écrit un roman inspiré par sa vie -, il a observé que les deux grands livres de la littérature genevoise sont Les Confessions de Jean-Jacques Roussseau et Le journal intime d’Henri-Frédéric Amiel. Tous deux naissent de cet examen personnel en lequel Stendhal voyait la force opposée au catholicisme.
Il me rappelle qu’Amiel n’aimait pas la France et que la réciproque est tout aussi vraie. Toutes les familles intellectuelles et spirituelles de France, jusqu’aux universitaires les plus classiques comme Brunetière, ont flairé en lui, avec méfiance quand ce n’est pas avec hostilité, le protestant et le germanisant. Albert Thibaudet lui-même, pourtant mieux intentionné, se moque de ce confesseur pour dames d’œuvre qui leur faisait lire les pages les plus sentimentales de son journal dans le but – unique ? – de les initier à l’amour intellectuel. « L’âme féminine se donne à qui la féconde : elle appartient à qui lui ouvre le monde divin ».
Nous n’en doutons pas, commente spirituellement Thibaudet. Mais il y a malheureusement en nous un Méphisto qui sourit devant les tours et les retours du chemin vers ce monde divin. Il demeure sceptique quand je lui présente un Amiel beaucoup plus pervers qu’il n’y paraît. Je ne demande qu’à vous croire, me rétorque-t-il. Mais admettez avec moi que lorsqu’il confie à son journal qu’à vingt ans il sentait dans la paume de sa main gantée toute la sensibilité de la jeune fille qu’il faisait valser, c’est là une idée d’étudiant berlinois. Après le tour de valse et de musique, cette psychologie ne se prolongeait pas en rendement utile. « Je suis prêt à l’admettre, lui ai-je répondu, mais cette idée de rendement utile, si caractéristique de l’esprit français, me met mal à l’aise. Je préfère la promesse d’une volupté au coup d’un soir. » Le puritanisme protestant m’aurait-il moi aussi contaminé ?
Thibaudet et moi goûtons beaucoup cet aphorisme d’Amiel : « Dis-moi de quoi tu te piques et je te dirai ce que tu n’es pas ».
2. Yu Dafu : Le naufrage
Je dois à Lou Yé d’intenses émotions cinématographiques et cela dès Suzhou River, hommage vertigineux à Vertigo d’Alfred Hitchcock. Je lui dois également la découverte de l’écrivain Yu Dafu dont il s’inspire et qu’il cite abondamment dans ses audacieuses Nuits d’ivresse printanière.
C’est à Yu Dafu que les Chinois doivent la traduction des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Roussseau. Dafu est sans doute le seul intellectuel à avoir dévoré dans sa jeunesse plus d’un millier de livres dans des langues aussi diverses que le français, l’anglais, l’allemand et le japonais. Incidemment, il fut aussi professeur à l’Université de Canton, journaliste et aventurier. On lui a reproché son impudeur. C’est elle qui lui vaut d’être considéré comme un des fondateurs de la littérature chinoise moderne dans ce qu’elle a de plus risqué : le culte et l’anéantissement du Moi. En lecteur avisé des Confessions de Rousseau, il écrira : « Pour me débarrasser de l’hypocrisie criminelle, il faut me mettre à nu. »
Sa vie tumultueuse pourrait faire l’objet d’un film tant elle comporte d’éléments romanesques jusqu’à sa mort à Sumatra, en Indonésie. La légende veut qu’il ait été dénoncé comme espion par un Chinois et exécuté le 17 septembre 1945 par la police militaire japonaise, un mois après la reddition du Japon. Son corps ne sera jamais retrouvé.
Dans sa jeunesse, Dafu souscrivait au mot d’ordre des écrivains les plus révolutionnaires, Lu Xun notamment, qui proclamaient : « À bas la boutique Confucius ! » Le vieux moralisme étriqué de la tradition chinoise était comme une camisole de flammes dont ils devaient se libérer pour ne pas mourir asphyxiés.
Dafu quitta la Chine pour le Japon où il traîna ses guêtres pendant une dizaine d’années. Il en revint avec un récit en forme de manifeste, Le naufrage, qui lui vaudra une notoriété immédiate. Le naufrage est, avec Le journal d’un fou de Lu Xun, une de ces œuvres qui marquera en profondeur l’inconscient chinois.
Ce naufrage est celui, prémonitoire, de la Chine face au Japon. Il est raconté par un jeune étudiant chinois frustré sexuellement, trahi par ses compatriotes comme le sera Dafu à la fin de sa vie, et humilié par une société débordante de modernité, alors que son pays est marqué au fer rouge de la honte et de la haine de soi. Cette haine, Dafu l’intériorise et la vomit dans Le naufrage.
Proche du Parti communiste pendant une brève période, il s’en écarte par nihilisme : toute cause lui paraît vaine, toute communication fausse ou inutile (quand ce n’est pas les deux à la fois). Seul importe pour lui le corps et les voluptés qu’il procure. Voluptés masochistes qu’il transcrit littérairement comme Rousseau. Influencé par le christianisme des écoles missionnaires américaines autant que par le romantisme allemand, il ne trouve refuge que dans la seule patrie qui ait jamais compté pour lui : la littérature. La Deuxième Guerre mondiale l’achèvera au propre comme au figuré : il n’est plus qu’un homme traqué fuyant la Chine pour Singapour, puis pour la Malaisie. Une jeune fille s’est éprise de lui : elle le suivra jusqu’en enfer. Les écrivains sont des damnés chanceux : il y a toujours une sylphide pour veiller sur eux. Ce n’est plus mon cas. Ma désinvolture m’a laissé seul face à moi-même. J’aurais tort de me plaindre : je n’y suis pas en si mauvaise compagnie.
Tout au moins quand je relis Dafou.
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