A Paris, quels que soient le thème, le lieu ou la qualité des œuvres, les expositions attirent chaque année des dizaines, voire des centaines de milliers de visiteurs. On dresse leur hit-parade. On calcule leur rendement financier à la virgule près. On mesure leurs queues au millimètre près. Chagall a fait 1 132,87 mètres moins bien que Picasso avec ses 1 325,32 mètres au compteur et les maîtres flamands ? Seulement 834,04 mètres, pas terrible ! Espérons que les impressionnistes casseront la baraque à la rentrée prochaine. Dans les ministères, on se félicite de cette soif généralisée de savoir, chiffres à l’appui. Les bilans comptables ne mentent pas, eux. C’est indubitablement le signe d’un peuple démocratique, ouvert, intelligent et sensible. Ah, la France, Patrie des arts ! Fierté nationale et cocorico chantant !
L’exposition comme nous la connaissons depuis quelques années est la rencontre « rêvée » du monde des arts et des acteurs de la globalisation avec un objectif clairement assumé : générer du cash. La vivacité d’un musée se mesure à son nombre d’entrées sonnantes et trébuchantes. L’audimat qui a fait tant de ravages à la télévision est en train de vicier nos belles institutions. Que dira-t-on au conservateur d’un obscur château d’une province peu touristique quand ses résultats ne seront pas à la hauteur des bénéfices escomptés par ses financiers ? La délocalisation s’imposera !
C’est donc passablement énervé et remonté contre la dictature de l’expo que j’ai décidé de boycotter celle de Robert Doisneau*. A vrai dire, la queue qui n’en finissait pas de s’allonger autour de la Mairie de Paris avait anesthésié mon désir de revoir les Halles et les pavillons Baltard dans leur crudité d’époque. Je m’en voulais un peu. Je pestais contre mon manque de courage physique en me disant que l’œuvre de Doisneau méritait bien un petit effort de ma part. Trop lâche, je replongeais illico dans la station « Hôtel de ville » sans apercevoir un couple d’italiens qui s’embrassait goulument à la terrasse d’un café. Dans la rame de métro, je me félicitais intérieurement, je ne plierais pas devant le diktat de la culture sous cellophane qui nous impose quoi voir, quoi entendre, quoi lire, quoi manger…
Cependant, malgré mon intransigeance sectaire, je devais reconnaitre que Doisneau, c’était les fortifs, Gentilly, la banlieue sud, l’école Estienne, la Libération, le Parti Communiste, les cafés, les gosses, les vieilles devantures, la rue, la nuit, les baronnes, la pègre, en un mot la France, notre France. Je n’aurais pas dû reculer devant une si « petite » queue, c’était indigne. Je me sentais mal. Ses deux photos, « Place Saint-Michel août 1944 » et « Le repos du FFI » m’accompagnaient depuis si longtemps. Et ses portraits, splendides, d’une mise en scène flamboyante, ahurissante de maîtrise : Colette, Picasso, Giacometti, Tati, et celui de Jeanne Moreau en jeune fille sage, désirable et inaccessible. Sans oublier, « l’érotique » Les coiffeuses au soleil, rue Boulard en 1966. Décidément, comment pouvais-je lui faire un tel affront ? Lui qui, dès le début de sa carrière, avait compris les liens consanguins qui existent entre la littérature et la photographie. Dans son sillage, Mac Orlan, Jacques Prévert ou Blaise Cendrars l’avaient reconnu comme l’un des leurs. La photo de Doisneau était à son image, nostalgique, puissante, gouailleuse, libre et structurée. Celui qui se présentait modestement comme un simple artisan, technicien hors-pair, avait su capter le regard des Hommes avec son agile Rolleiflex 6 x 6.
Je me souvenais qu’il avait décroché le Prix Kodak en 1947 et le Prix Niépce en 1956. Ses œuvres étaient exposées partout dans le monde. Pourtant ses livres se vendaient mal. On le trouvait même démodé dans les années 70, un peu trop rétro, un peu trop populo, presque un peu trop démago. Doisneau était un immense artiste comme ses maîtres Atget ou Brassaï, un photographe discret, solitaire, appliqué et solaire. L’un des rares à sublimer l’âme humaine.
Qu’il compose en couleur ou en noir et blanc, son cadrage demeure sentimental sans être mièvre, social sans être inquisiteur. Ses cinq années passées chez Renault lui avaient appris « ce que signifiait la fraternité des travailleurs ». Il a (re)donné de la noblesse au monde ouvrier, aux métiers disparus, au Paris poulbot mais il excellait aussi à montrer la luxuriance de la jet-set, ses bals de charité et ses concours automobiles lorsqu’il travailla un temps pour le magazine Vogue. Inlassable pêcheur d’images comme le décrit Quentin Bajac** dans son livre, Doisneau a réalisé durant toute sa vie des milliers de commandes, reportages, plaquettes publicitaires, cartes postales, photos de presse pour Renault, Simca, Saint-Gobain, Sud-Aviation, Orangina ou Air France. De Vogue à la Vie Ouvrière, sans se départir d’un humour aérien (revoir Le regard oblique de 1948 ou La meute de 1959), Doisneau a pris les plus belles photographies de notre roman national. C’est pourquoi, malgré la queue et la mode outrancière des expos, je retournerai à l’Hôtel de Ville, voir Le triporteur ou La marchande de fleurs, grandeur nature. En plus, c’est gratuit.
Je n’ai plus d’excuses.
Expo Doisneau Paris les Halles :
Hôtel de Ville -Du 8 février au 28 avril 2012- Tous les jours sauf dimanches et fêtes de 10h à 19h. Dernier accès à 18h30.
Salon d’accueil de la Mairie de Paris
29 rue de Rivoli 75004 Paris
Métro : Hôtel de Ville
Accessible aux personnes à mobilité réduite.
Pour toutes informations : 01.42.76.51.53.
Entrée libre.
A lire : Robert Doisneau « Pêcheur d’images » de Quentin Bajac – Découvertes Gallimard
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