En quarante ans, des savoir-faire entiers ont disparu des restaurants étoilés. Mais les chefs ont gagné en virtuosité ce qu’ils perdaient en technicité. C’est le diagnostic que dresse Pierre Gagnaire, 69 ans, contempteur de la cuisine plan-plan de papa et pionnier de l’empilement des saveurs.
Le spectacle de la bouffe a pris une importance démesurée et sans précédent dans nos sociétés : chefs et pâtissiers de tous sexes, tatoués et percés de toutes parts, s’agitent frénétiquement à la télé sur l’air de la Chevauchée des Walkyries, la bave aux lèvres, l’oeil assassin, acceptant docilement, la croupe en l’air, le principe d’autorité, incarné en l’occurrence par des jurys de « vieux chefs » aux airs de loups dominants (comme Philippe Etchebest et Jean-François Piège dans Top Chef sur M6). La cuisine fait rêver les jeunes, ce qui n’était pas le cas il y a encore 30 ans, quand le maître-queux et le « mange farine » étaient perçus comme des prolo alcooliques cachés derrière leurs fourneaux. On pourrait donc penser que le niveau technique n’a jamais été aussi élevé, un peu comme au tennis, où un Nadal et un Federer ne laisseraient aucune chance à un Borg et à un McEnroe. Rien n’est moins sûr.
Aujourd’hui peut-il être meilleur qu’hier ?
En 1978, le photographe Francis Giacobetti réunissait autour de Paul Bocuse posant en Jésus, la crème de la gastronomie française, 12 chefs d’exception, attablés comme les apôtres de la Cène de chaque côté de Monsieur Paul : Alain Chapel, Michel Guérard, Alain Sederens, Roger Vergé, Jean Delaveyne, Gérard Boyer, Alain Dutournier, Jean-André Charial, etc. Cette photo magnifique est entrée dans la légende. Et en la contemplant aujourd’hui, on se demande si les jeunes chefs étoilés de l’heure peuvent être comparés à ces géants.
Avec de telles questions, on passe vite pour un vieux con, d’autant que certaines personnalités de premier plan, comme Alain Ducasse (30 restaurants et 20 étoiles Michelin, et passe son temps à sillonner la planète à la recherche de nouveaux goûts) estiment sincèrement que l’on n’a jamais aussi bien cuisiné et mangé qu’aujourd’hui.
Les anciens et les modernes
Pour donner donc à cette actuelle querelle des anciens et des modernes (extrêmement violente, mais occultée par les médias) un peu de hauteur, il ne faut pas se cantonner à ses seules impressions subjectives. Par exemple, quand j’interroge mes souvenirs d’enfance, j’ai la conviction que les melons, les cerises, les mandarines et le beurre étaient bien meilleurs, mais que le pain, les gâteaux des pâtissiers et le veau aux hormones étaient infects. On aurait besoin d’un observateur « neutre » ayant une connaissance empirique du demi-siècle écoulé mais ne pouvant être soupçonné d’être un nostalgique des cuisines d’autrefois où les marmitons étaient battus, exploités, insultés et humiliés, 90 heures par semaine.
Ce témoin, nous l’avons : c’est Pierre
