Grâce au travail de labour idéologique qu’a engagé Marine Le Pen depuis des années, le Rassemblement national (RN) ratisse large. La victoire de Jordan Bardella aux Européennes résulte-t-elle d’une stratégie « ni droite ni gauche », souverainiste, sociale ou identitaire ? Tout cela, mon général, rétorquent les cadres et militants de tous horizons. Reportage.
Vous rêvez de vous déhancher un dimanche soir sur les rythmes endiablés de Michael Jackson, Kool and the Gang, Claude François, Patrick Hernandez, Gilbert Montagné, François Feldman et David Guetta ? Dans ce cas, vous n’auriez pas dû passer la soirée d’hier sous la boule à facettes du Macumba de Montargis, mais dans l’immense salle « La Palmeraie » (Paris 15e) qui accueillait cadres et militants du Rassemblement national (RN).
Les militants du RN se déhanchent sur "les démons de minuit" #Européennes2019 @A2PRL pic.twitter.com/PhQtfEJxLU
— Boris Kharlamoff (@BorisKharlamoff) 26 mai 2019
A l’annonce des résultats des élections européennes, la foule a exulté avant d’applaudir Marine Le Pen et Jordan Bardella à tout rompre. Une confirmation de la victoire de 2014, deux ans à peine après le fiasco du débat présidentiel, voilà qui n’était a priori pas gagné.
Bardella, frais émoulu à succès
Sur les écrans disposés dans les salles, les visages de Louis Aliot, Nicolas Bay et Gilbert Collard défilent aux côtés de ceux de leurs adversaires. Les principaux hiérarques RN déroulent inlassablement les mêmes éléments de langage : Macron a perdu le référendum qu’il s’était fixé, la dissolution de l’Assemblée nationale et l’instauration de la proportionnelle deviennent urgentes, a fortiori en ce jour où les Français ont déjoué les pronostics annonçant une abstention record. Le même mot d’ordre réunit les cadres lepénistes : rassemblement derrière le RN qui, s’il a battu LREM d’une courte tête, distance la deuxième liste d’opposition (EELV) de plus de dix points. Des autres pays européens, il ne sera pratiquement pas fait mention, malgré les succès des anti-bruxellois Salvini, Farage ou Orban, preuve que les élections européennes servent avant tout de sondage grandeur nature pour sanctionner l’exécutif national.
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Détendu, l’ancien président du Front national de la jeunesse (FNJ) Gaëtan Dussausaye, 25 ans, savoure la victoire de son cadet. « Jordan Bardella est la seule tête de liste qui n’était pas un chef de parti à avoir véritablement réussi. Tous les autres (Bellamy, Aubry, Loiseau) ont fait un fiasco », à l’exception de Yannick Jadot, vieux briscard des Verts qui avait présenté sa candidature à la présidentielle de 2017 avant de rallier Benoît Hamon. Entré au Front national à l’époque où Florian Philippot semblait y faire la pluie et le beau temps, Dussausaye officie désormais au sein de la cellule de communication du parti. Il entretient des relations plus que cordiales avec différentes figures RN, quel que soit leur parcours. J’observe d’ailleurs plus d’un ancien « bébé-Philippot » (comme Jordan Bardella) fraterniser avec des nationaux-identitaires supposés ou des transfuges de LR, voire de la gauche. Une galerie de portraits donne une certaine idée de l’état d’esprit aujourd’hui dominant au RN : front commun contre Macron, au-delà des idiosyncrasies de chacun, le tout est d’adhérer au discours mariniste. Comme chez McDonald, venez comme vous êtes, le peuple reconnaîtra les siens.
Gollnisch : le vieux monde court toujours
Ciel, un revenant ! Habillé d’un costume peu raccord avec la bande-son kitsch, l’ancien rival malheureux de Marine Le Pen arrive dans la salle. Souriant, l’ex-habitué du Parlement européen la joue unitaire pour deux tout en confirmant son ancrage conservateur. « Marine Le Pen a rassemblé à gauche mais aussi beaucoup à droite, notamment avec les ralliements de M. Garaud, de M. Mariani. Nous avons assisté à un effet Sarkozy inversé. Sarkozy se targuait d’avoir siphonné nos voix à son profit. Mais les Français ne sont pas idiots : ils se souviennent très bien du fait qu’une fois élu, Sarkozy n’a rien fait de ce qu’il avait promis. Par conséquent, les Français de droite échaudés malgré les belles paroles de M. Bellamy se sont portés sur nous, quand ils étaient patriotes et contre l’Europe mondialiste. » Chapeau l’équilibriste ! Ne pas récuser la présidente du RN, arc-boutée sur une stratégie populiste ni droite ni gauche – notamment en ces temps de gilets jaunes – sans se renier demande une sacrée souplesse.
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En matière d’analyse politique, Gollnisch fait preuve d’une finesse insoupçonnée de tous ceux qui le caricaturent en catholique ultra à front bas : « L’enseignement majeur de ce soir, c’est que les deux formations politiques qui se sont succédé à la tête du pays pendant quarante ans et qui faisaient à elles deux les trois quarts de l’électorat, le PS et les Républicains successeurs de l’UMP donc du RPR et de l’UDF, font 15 % des voix réunies ! C’est un raz-de-marée. » Le lieutenant déçu de Jean-Marie Le Pen s’attribue-t-il à peine le mérite d’avoir défriché à droite le champ des alliés européens du RN : Vlaams Belang flamand, Lega italienne, FPÖ autrichien… Puisqu’en Europe, la troisième voie mariniste forme un axe souverainiste avec des partis systématiquement rangés à la droite de la droite, cela donne a priori raison aux tenants de la ligne Old school. Mais la soirée n’est pas finie…
Kotarac : le populiste impénitent
De l’autre côté du spectre générationnel et idéologique, Andréa Kotarac a beaucoup fait parler de lui en quittant La France insoumise avec pertes et fracas à travers un entretien-choc dans l’excellent magazine Eléments. Présent à La Palmeraie non loin des lieutenants de l’ombre du RN, l’insoumis repenti se lance dans des diatribes antilibérales dignes des hologrammes mélenchonistes. « On entre dans une nouvelle ère où ce ne sera plus la droite contre la gauche. Même au niveau du protectionnisme, ce ne sont pas des Etats contre des Etats mais les peuples contre une caste de méprisants. Ce sera intéressant de voir si la participation a augmenté dans les territoires abandonnés, d’où les entreprises sont parties pour se délocaliser ailleurs. » Sa gestuelle et sa diction très sarkozystes ne trompent pas : ce trentenaire déjà roué épouse habilement la rhétorique marino-macronienne (populistes vs libéraux) en l’adaptant à sa petite musique antilibérale. Du grand art ! « Je suis certain qu’il y a eu un effet gilet jaune dans l’idée de faire barrage à Emmanuel Macron qui a voulu faire de ces élections un référendum. Il a déjà mené une casse sociale indéniable et il s’apprête à faire la réforme des retraites, à privatiser les aéroports de Paris qui rapportent et ont été payés avec les impôts des Français », conclut-il. De quoi rendre encore plus verts de rage ses anciens camarades enferrés dans leurs contradictions : protectionnistes mais immigrationnistes, populistes mais antiracistes vieille école, républicains laïcards face aux catholiques, multiculturalistes avec les musulmans. Puisqu’il se cantonne aux questions économiques, je ne saurai pas si Kotarac a soufflé à Marine Le Pen la formule (subtile comme du gros rouge qui tâche) « La France islamiste »…
Rivière : l’ex-UMP élu eurodéputé
Seuls quelques pas séparent le jeune coq venu du populisme de gauche de l’ancien député UMP Jérôme Rivière. Naguère avocat de l’union des droites, Rivière reconnaît avoir révisé son jugement sur la question : « Avec un PS à 6% et des Républicains à 8%, le clivage droite/gauche n’existe plus. Marine Le Pen l’a longuement expliqué. Je m’interrogeais sur la pertinence de ce raisonnement mais on voit bien qu’elle a parfaitement raison ».
Les Républicains ? « Leur parti est mort, c’est fini. Ils tiennent sur les estrades les propos du Rassemblement national mais une fois au pouvoir en France ou au Parlement européen, ils mènent les politiques des socialistes ou d’En marche. C’est la raison pour laquelle j’en suis parti il y a treize ans. » Il y a décidément plusieurs demeures dans la maison RN… au point que ses ouailles le revendiquent ! Jérôme Rivière achève sa démonstration sur une note à la syntaxe toute macronienne : « Deux blocs s’affrontent. Celles et ceux qui pensent que la nation est importante nous rejoindront. » Vu l’échec de la stratégie Wauquiez et la probable offensive de l’aile modérée des Républicains, à l’approche des municipales de l’an prochain, il n’est pas exclu que certains élus suivent la voie tracée par Mariani et Garraud.
Vardon : identitaire, national, républicain…
Terminons cette petite comédie humaine par une ancienne figure de l’extrême droite régionaliste : le niçois Philippe Vardon, 39 ans. Aujourd’hui conseiller régional RN du Sud, l’homme assume son passé ultraradical mais s’agace d’y être toujours ramené : « Je suis diabolisé, caricaturé, il est de notoriété publique que je ne militais pas aux Jeunesses communistes à 14 ans ! » Malgré le départ de Florian Philippot, on pourrait s’étonner que le RN intègre en son sein des cadres réputés ethnicistes, localistes et plus si affinités. Que nenni, il paraît que le clivage nationaux-républicains vs. identitaires n’a pas cours au sein du parti : « Il y a quelques mois, vous auriez sans doute dit que Jordan Bardella était un représentant de l’aile nationale-républicaine. Moi, je me considère aussi comme national et républicain. La République, ce n’est pas nier l’identité de la France. Jérôme Rivière est évidemment beaucoup plus jacobin que je ne le suis mais ça fait longtemps qu’on se connaît et qu’on se parle. La question n’est pas tant de savoir pourquoi on se retrouve dans la même tranchée que d’y être. » Vardon sait retomber sur ses pattes (« Un texte que j’avais écrit il y a très longtemps s’appelait « L’identité, entre héritage et volontarisme » ») jusqu’à approuver la formule baroque du conseiller d’origine égyptienne de Marine Le Pen, Jean Messiha, qui aime à se dire « Français de souche par assimilation ». « La formule est sympa. J’ai toujours cru en l’assimilation, mais une assimilation exigeante, pas des naturalisations à tour de bras avec des préfets entourés de femmes voilées ou de personnes qui ne connaissent rien à notre civilisation », me glisse Vardon. Diversité et réconciliation : l’ex-identitaire pense pouvoir s’entendre à merveille avec Kotarac au nom de leur attachement commun à la justice sociale. Le fondateur du groupuscule Nissa Rebela rappelle Salvini par ses derniers virages idéologiques : de la défense des identités locales à un nationalisme plus classique. Les deux hommes se sont d’ailleurs souvent croisés dans des colloques. Mais le parallèle s’arrête là.
Et 2022 ?
Il serait simpliste d’expliquer la cohésion du RN par je-ne-sais-quel culte du chef garant de l’unité dans la diversité. Si Marine Le Pen a beaucoup déçu lors du second tour de la présidentielle, ses cadres et militants lui savent gré d’avoir fait exploser le clivage droite-gauche bien avant Emmanuel Macron. C’est dans cette brèche béante que s’engouffrent toutes les personnalités sus-citées. L’allégeance à la présidente ne sera peut-être même plus un passage obligé à l’avenir. C’est du moins le problème que soulève quelques militants entre deux âges. Alors que certains jeunes célèbrent la victoire à la Pyrrhus des Européennes sans rien attendre de l’avenir, d’autres se veulent plus optimistes. Ceux-là croient improbable la réédition en 2022 du scénario-catastrophe de 2017 au terme duquel Emmanuel Macron avait terrassé Marine Le Pen. « Le tout sauf Macron profitera à la candidate RN », me souffle un sexagénaire. Lui prédit l’ascension d’une candidate mieux préparée à affronter Macron. Nom : Le Pen. Prénom : Marion.
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