Jusqu’au 1er juillet, le Grand Palais accueille l’exposition « Rouge » consacrée à l’art soviétique de 1917 à 1953. Si l’événement offre un passionnant aperçu du foisonnement artistique de l’époque, son esprit manichéen réduit l’art figuratif à un simple avatar du stalinisme.
À parcourir l’exposition « Rouge » au Grand Palais, l’histoire de l’art dans la Russie des soviets serait très simple. Il y aurait d’abord le magnifique jaillissement des avant-gardes, leurs « utopies généreuses », leurs « trésors de créativité ». Puis, avec la prise de pouvoir du méchant Staline, une mise au pas interviendrait au profit d’une figuration passéiste et asservie. Une bonne part de la presse y fait écho. Antiennes et répons semblent sortis d’un même missel de la modernité. Le problème est que tout cela est très réducteur et, surtout, en grande partie faux. Rappel des faits et pistes de réflexion.
Les avant-gardes sont tout sauf des « utopies généreuses »
Les avant-gardes, appelées à l’époque « artistes de gauche », rassemblent des créateurs radicaux tels que futuristes, constructivistes, etc. Ce sont avant tout d’ardents révolutionnaires. Certes, ils sont souvent plus anarchisants et imprévisibles que d’autres, mais pas moins déterminés. Ils prennent immédiatement des postes clés à l’Izo-Narkompros, branche du ministère de l’Éducation chargée des arts visuels. Ils créent des ateliers, ont des journaux, comme le LEV de Maïakovski. Ils accaparent les commandes publiques.
Les artistes figuratifs, assimilés au goût « bourgeois », sont alors dans une très mauvaise passe. Nombre d’entre eux partent en exil. Les avant-gardes font pression sur les autorités pour une liquidation totale de la figuration. Maïakovski en est sûr : « Le peuple est futuriste. » Malevitch martèle : « L’art imitatif doit être détruit comme l’armée de l’impérialisme. » Ils veulent que leur art, et lui seul, soit reconnu comme « art communiste ». Les avant-gardes ne cessent d’exiger la fin du pluralisme artistique à leur profit. L’ironie de l’histoire consiste en ce qu’elles soient exaucées sur ce point, mais à leurs dépens.
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La liquidation de l’art figuratif ne relève pas seulement pour eux d’une rivalité de faction, c’est le cœur de leur doctrine. Pour saisir leur état d’esprit, on pourrait établir un parallèle avec la théologie négative. Pour certains mystiques, en effet, Dieu dépasse infiniment ce qui peut être approché par l’intelligence et la sensibilité humaines. Dieu est plus grand, plus beau, plus vrai, plus tout. Dès lors, tout ce à quoi on peut s’attacher sur Terre ne représente que de médiocres pis-aller freinant la quête de l’absolu. La Révolution, pour les avant-gardes artistiques russes, c’est un peu la même chose. Il est question de faire table rase du passé, et particulièrement des charmes trop humains de la peinture bourgeoise. Le terme de suprématisme adopté par Malevitch exprime bien cette soif d’absolu. Son Carré blanc sur fond blanc ou encore Pur rouge, d’Alexandre Rodtchenko, traduisent l’impatience d’en finir avec la figuration. Les pulsions éliminatrices des avant-gardes ressemblent beaucoup à celle des iconoclastes au temps de l’Empire byzantin, à ceci près qu’elles se situent dans le contexte infiniment plus dangereux d’un totalitarisme du XXe siècle. Cessons de les trouver « généreuses » !
L’échec des avant-gardes est scellé bien avant Staline
Les artistes de gauche veulent transposer dans le champ artistique l’injonction de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. » Ces artistes n’envisagent donc ni de représenter l’existence humaine ni d’exprimer les sentiments qu’elle leur inspire. Ils visent des changements concrets dans la vie des gens. Pour reprendre les mots de Trotski, ils ne souhaitent pas que leur art soit un « miroir », aussi profond soit-il, mais un « marteau ».
C’est dans ce choix fondateur que se trouve la clé de leur réussite et aussi la cause de leur échec. Côté réussite, ils produisent des objets utilitaires s’apparentant au design : vaisselle, tissus, vêtements, meubles. Ils décorent des fêtes, des rues et des trains… « Les murs sont nos pinceaux, les places sont nos palettes », proclame Maïakovski. Marinetti, père du futurisme et du fascisme italien, vient les soutenir. Dans le domaine de l’architecture, ils signent des réalisations particulièrement marquantes. Tout ceci est intelligemment présenté dans l’exposition « Rouge ».
L’histoire de l’art, c’est toujours mieux quand on l’écrit soi-même
Dès son ouverture en 1977, le centre Beaubourg (organisateur de l’exposition « Rouge ») se lance dans de grandes expositions visant, par leur taille et par leurs références internationales, à écrire d’une nouvelle façon l’histoire de l’art du XXe siècle. Il y a ainsi « Paris-Berlin », « Paris-New York », etc. Magnifiques expositions au demeurant.
Cette façon de faire autorité est évidemment tout sauf neutre. Elle sert manifestement la sensibilité portée par le centre Beaubourg et les projets de ses premiers dirigeants, comme Karl Pontus-Hultén. Les amateurs d’art des périodes concernées auraient cependant été très surpris de voir apparaître tant d’inconnus et de ne pas trouver trace des artistes considérés comme majeurs en leur temps, tel Despiau, expurgé de « Paris-Paris » en 1981.
Avec l’actuelle exposition « Rouge », on se souvient surtout de « Paris-Moscou » qui, en 1979, met en histoire les avant-gardes russes exhumées d’un profond oubli peu avant. Le problème est peut-être justement qu’en quarante ans le regard sur cette période de l’histoire ne s’est guère élargi.
Cependant, les limites de cet art utilitaire sont tout de suite perçues par les autorités bolcheviques. Anatoli Lounatcharski, dirigeant du Narkompros, confronté à des ultimatums exigeant l’exclusivité, préserve pourtant le pluralisme. Ce vieux compagnon de Lénine et ancien guide au Louvre a une approche assez libérale des arts. Lénine a lui aussi une culture éclectique et des goûts classiques. Il déteste les « épouvantails futuristes ». En outre, il se méfie de ces artistes « de gauche » aux tendances anarchisantes.
C’est Trotski qui théorise le refus. Dès 1922, alors que la guerre civile s’achève, il rédige un livre intitulé Littérature et Révolution intégrant les questions artistiques. Quoi que l’on pense de ce redoutable personnage, force est de constater qu’il fait une analyse époustouflante des enjeux artistiques de son temps (analyse qui, notons-le au passage, pourrait aussi aider à comprendre certaines difficultés de l’art contemporain).
Trotski énonce d’abord un argument de fond. Son idée est qu’en s’interdisant la figuration, les avant-gardes se privent de la possibilité essentielle de représenter et d’interpréter l’existence humaine. Il écrit : « L’art, nous dit-on, n’est pas un miroir, mais un marteau, il ne reflète pas, il façonne […]. Si l’on ne peut se passer d’un miroir pour se raser, comment pourrait-on se construire ou reconstruire sa vie sans se voir dans le miroir de la littérature ? » (Il emploie alternativement les termes arts et littérature, domaines englobés dans une même analyse.)
Suit un argument circonstanciel. Les avant-gardes n’ont, selon lui, pas dépassé le stade de recherches inabouties. Elles restent étrangères aux masses et impropres à interagir avec elles. « Il est tout aussi impossible, écrit-il, de canoniser des recherches que d’armer un régiment avec une invention inaboutie. » Il n’est donc pas question de jeter le bébé avec l’eau du bain : « Renoncer à l’art de métier, c’est enlever un outil aux mains de la classe qui construit une nouvelle société. »
Les avant-gardes perdent vite leur influence au long des années 1920. Staline, en consacrant le « réalisme socialiste » après sa prise de pouvoir en 1929, ne fait que conclure un processus engagé bien avant lui. Nombre d’artistes d’avant-garde cessent alors leur activité ou évoluent vers d’autres tâches comme l’affiche de propagande. Alexandre Rodtchenko (1891-1956) est typique de ce glissement. Constructiviste et expérimentateur au départ, c’est par la photo, le collage et le photomontage qu’il brille désormais. L’exposition « Rouge » rend magnifiquement compte de son talent. Il conjugue avec virtuosité clichés, mises en page audacieuses et typographies de choc. Cependant, on peut parfois ressentir comme un malaise. Comment se délecter, par exemple, de son rendu euphorisant du percement du canal de la mer Blanche ?
Le réalisme russe n’est pas une invention stalinienne, il s’inscrit dans une histoire extraordinairement riche
Pour bien comprendre le retour en force de la figuration au cours des années 1920, il faut prendre la mesure de l’héritage extrêmement riche de la période précédente. Deux mouvements, les Peredvijniki (« les Ambulants ») et Mir Iskousstva (« le Monde de l’art ») ont placé la Russie au tout premier plan des pays artistiques. Il y a énormément d’artistes de très grande qualité en Russie au début du xxe siècle. Notre francocentrisme méconnaît ces merveilleux créateurs.
Dans les années 1920, nombre de ces artistes sont encore présents en Russie ou ont formé des élèves. En 1922, ils fondent l’AKhRR (Association des artistes de la Russie révolutionnaire), organisation qui va coordonner le déploiement de la figuration avec la bénédiction des autorités. L’URSS se couvre de portraits de Lénine, puis de Staline et autres Gorki. Les fêtes au kolkhoze le disputent aux chantiers de construction. Certaines œuvres entretiennent la haine de la bourgeoisie d’antan (Boris Ioganson) ou stigmatisent les ennemis intérieurs et les tire-au-flanc. Cependant, dans l’ensemble, la tonalité est à l’enthousiasme permanent. Il est question de positivité, d’avenir, de joie et de sport. Le soldat comme l’ouvrier sont d’infatigables combattants. Difficile de regarder ces peintures en faisant abstraction de leur côté souvent mortifère ou ridicule. Tout ceci apporte indiscutablement de l’eau au moulin des détracteurs actuels.
Cependant, on aurait tort de conclure, avec les organisateurs de l’exposition, à « une faiblesse plastique de la plupart des toiles ». C’est souvent le contraire qu’on peut observer. Un artiste comme Alexandre Deïneka (1899-1969) s’avère même exceptionnel. Fils de cheminot et ardent communiste, il collabore avec tous les régimes jusqu’à Brejnev. On peut ne pas le trouver sympathique, mais penser comme certains qu’un artiste de la période stalinienne est forcément mauvais est une ânerie. Dirait-on de Dmitri Chostakovitch ou de Sergueï Eisenstein qu’ils sont mauvais pour ces mêmes raisons ? Deïneka s’affirme en réalité dans un style très personnel associant certains aspects du constructivisme à une lecture épurée de la tradition réaliste. S’il adhère à la vision radieuse du socialisme, il produit aussi nombre d’œuvres où l’homosexualité masculine, pourtant interdite, s’affiche. On a affaire à un grand artiste et on aimerait le connaître davantage.
Derrière la façade de la peinture officielle persiste également une diversité de la création. Même Gerassimov (1881-1963), quatre fois prix Staline, brosse des œuvres intimistes. Des artistes de l’ancien régime comme Mikhaïl Nesterov (1862-1942) continuent à peindre dans des formats réduits, par exemple des portraits pleins d’acuité. Cet aspect du réalisme russe est malheureusement complètement absent de cette exposition en grande partie à charge.
La grande singularité de la Russie au XXe siècle réside donc surtout dans la permanence d’une importante figuration. Son enseignement n’y cesse jamais, pas plus que dans l’Europe de l’Est. Même en Chine, de nombreux instructeurs russes sont présents. Rien d’étonnant que le renouveau figuratif auquel on assiste aujourd’hui soit principalement le fait d’artistes de l’ancien bloc de l’Est et de Chinois.
À voir absolument : « Rouge, art et utopie au pays des soviets », Grand Palais, jusqu’au 1er juillet 2019.
Pour approfondir : Igor Golomstock, L’Art totalitaire : Union soviétique, IIIe Reich, Italie fasciste, Chine, Carré, Paris, 1991.