Thierry Marignac nous raconte ses tribulations d’écrivain-traducteur en Russie.
Fétichiste des titres, parmi ceux qui me restent en mémoire figure en bonne place Printemps Noir de Henry Miller. Si ce printemps moscovite n’était pas tout à fait noir, il était gris anthracite et la neige de mars commençait à peine à fondre au début avril quand il a gelé. Dans la rue, entre les tortues, garages de taule alignés sous les immeubles Kroushtschevski décrépits soufflait un vent glaçant d’une puissance à décoiffer le Kremlin de ses coupoles. La journée était hachée par des averses de neige fondue. Jusque-là tout allait bien. Les brusques retours d’hiver russe tard dans la saison ne me surprennent plus depuis vingt ans, à mes premiers séjours, lorsqu’arrivé fin avril, je constatai un premier mai, en sortant de l’Institut Pouchkine, que la température avait brusquement chuté à moins six. Cette année, je m’étais préparé et foin des vestons dandy, j’avais traîné ma vareuse de cuir noir épais, d’un modèle démodé depuis la fin de la collectivisation des terres par le NKVD.
Une histoire de l’underground soviétique
Je traînais comme un coq en pâte chez les Doubschine, avec Danil, qui me racontait l’histoire de l’underground soviet des origines jusqu’à la mort de Brejnev, et Svetlana sa femme, splendeur aux traits mi Russie d’Europe, mi Tatars des confins de l’Empire, qui confectionne des blinis d’une finesse à faire pâlir d’envie les crêpières bretonnes, et sait tout Essenine par cœur. On ne voyait leur fille adolescente qu’au dîner, elle se partageait entre son Iphone et le journal secret d’une fille de treize ans dont elle ne parlait qu’à moi, inquiète de la tenue littéraire de l’ouvrage, dans des apartés classés Secret Défense.
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Danil, que je connais depuis vingt ans, est devenu le secrétaire et factotum d’Edward Limonov pour les affaires éditoriales, archives, etc, tout ce qui est en dehors de la politique. Ce rôle convient très bien à ce collectionneur invétéré, capable de me traîner dans tout Moscou pour acheter un vieux cahier taché portant un autographe d’Edward daté de 1967 devant une station de métro — qui se révèle ensuite être un fac-simile. Sa fille me confiera plus tard qu’elle l’a noté dans son journal secret : Papa s’est encore fait arnaquer.
Danil, fan de Schwarzenegger et Conan Doyle
Depuis une dizaine d’années, Danil a une dent contre moi. En effet, lui qui sait tout, je lui avais révélé l’existence du poète-voyou des années 1960 Sergueï Tchoudakov (évoqué dans les pages de Causeur), dont il n’avait jamais entendu parler. Une semaine plus tard, Danil avait tout appris par cœur et m’emmenait picoler chez l’éditeur du recueil de Tchoudakov. Ensuite, il réalisa un film sur le poète-voyou et découvrit la fiche de police rapportant le trépas du poète mort de froid dans une porte cochère, oubliée dans les archives depuis vingt ans. Danil est toutefois resté piqué au vif jusqu’à ce jour. Alors il a toujours une corvée pour moi. Entre autres manies, Danil a deux passions : il est fanatique de Schwarzenegger et de Conan Doyle. Deux énormes machines de torture pour culturistes occupent une pièce de l’appartement. Le salon est bourré de bouquins et de films, plusieurs éditions de Sherlock Holmes, dont il possède aussi à peu près tous les films et séries, en particulier celle tournée par la télé soviet où Riga tient lieu de Londres — fleuron de sa collection. Svetlana, femme attendrie par les marottes de son Tarzan, ne proteste qu’une fois l’an, pour le principe. En février, Danil a reçu d’Irlande du Nord un film délirant des années 1920 où le vieux Conan Doyle devenu spirite assure communiquer avec les morts et agite comme un montreur de marionnettes des libellules dont il prétend que ce sont des angelots véhicules vers les âmes, trucage primitif. Eh bien, Danil a beau parler l’anglais des bodybuilders, il ne comprend pas tout et il a besoin d’une traduction intégrale de la bande-son du chef-d’œuvre, si je pouvais avoir la bonté de m’y mettre.
Doronine débarque d’Egypte
Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, c’est le moment que choisit mon génial auteur Andreï Doronine, le nouvelliste des petits contes cruels de la came en Russie Transsiberian back to black, pour débarquer d’Égypte, où il manageait la tournée d’un groupe de rap russe. Je prends note pour le livre noir de la mondialisation. Le Caire l’a requinqué après sa rupture avec sa pop-star russe d’épouse, le petit bonhomme est bronzé, disert, et prétend avoir trouvé un traducteur vers l’arabe de ses histoires de came tragi-comiques. Je prends note pour le tribunal international de La Haye, service atrocités. Alors Doronine insiste, on n’a pas que ça à foutre, direction Pétersbourg et plus vite que ça. Je fais mes adieux aux Doubschine, plante mon Danil au trois-quarts du film.
Mon empressement s’explique : Doronine devenu éditeur a publié mon roman Morphine Monojet en russe l’année dernière et en a fourgué plus de mille sans la moindre pub. Il en veut un deuxième, je fais partie des best-sellers de sa collection.
L’Amérique a confisqué le mythe de la route, l’horizon sous le pied droit. Mais la véritable patrie de ce mythe c’est la Russie où la route est plus longue et plus défoncée.
Bikers russes
Doronine a plié son 4×4 blanc de maquereau contre un élan surgi du fossé l’année dernière. Il se baguenaude maintenant dans un bolide noir, la casquette de base-ball baissée sur les yeux, et Easy Rider de Iggy Pop au lecteur CD. On est loin des chansons de routiers du grand Nord de Vissotski. Embouteillage. Nous sommes devant l’immense domaine du club de bikers le plus puissant de Russie, les Loups de la Nuit. Leur nom et leur logo géants s’étalent sur une haie grillagée mais verdoyante et interminable.
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En 2009, j’avais assisté à l’arrivée du club de motards à Sébastopol, à l’époque encore ville ukrainienne, pour une démonstration de force russe, bénie par l’Archimandrite de Moscou et accompagnée jusqu’à la frontière par V.V.P. lui-même (en dragster). En tête, caracolait le président du club surnommé Khirourg (le chirurgien) parce que c’était son ancien métier avant de présider la plus formidable bande de ruffians du pays. Devant paradaient les Harleys, tandis que derrière, les brutes surgies de la Russie profonde chevauchaient de lourds engins militaires des années cinquante. Mais les motards s’étaient vus refuser l’entrée de la cathédrale de Sébastopol par le diacre. En effet, une fille tatouée aux seins nus avait sauté d’une moto pour suivre son homme dans le lieu saint. Les bikers avaient exclu les fautifs et fait amende honorable auprès du clergé orthodoxe avant de foncer vers une bringue infernale dans les collines surplombant la ville. Plus tard, dit-on, des Loups de la Nuit ont combattu au Donbass.
Les Russes sont souvent bavards
La route est monotone. Doronine se plaint : je n’ai pas prononcé plus de trois phrases depuis le départ, est-ce que je lui en veux. Les Russes sont souvent bavards. À mi-chemin de Pétersbourg, encore 200 kms au moins, on bifurque sur une route transversale, on se gare devant une maternité. Doronine vend ses livres directement sur son site. Il veut livrer un bouquin à un lecteur qui râlait de ne pas avoir reçu sa commande. Après avoir contemplé un défilé de femmes enceintes au pare-brise, je le rejoins sur un chemin. On s’enfonce dans les bois, aucune habitation aux alentours. Doronine appelle son client qui l’assure qu’on est sur la bonne route. On continue. Finalement, on arrive dans un cimetière. Un costaud barbu surgit, le client. Doronine le questionne :
– Pourquoi est-ce que tu m’as donné rendez-vous dans un cimetière ?
Le costaud répond :
– Je suis gardien de ce cimetière.
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