Le Nouveau, le dernier livre de Sollers reste fidèle à sa joie souveraine d’être au monde.
Le lieu : l’île de Ré ; la formule : Je suis immortel. Philippe Sollers, né à Bordeaux en 1936, « plus jeune qu’il y a cinquante ans »[tooltips content= »Une conversation infinie, par Philippe Sollers et Josyane Savigneau, Bayard. »]1[/tooltips], nous révèle que la mort n’est rien, depuis qu’il a vu son grand-père, Louis, escrimeur de talent, rigide et calme sur son lit, à l’âge de 10 ans.
Ce grand pays littéraire qu’on abat
L’écrivain est un multirécidiviste de la pensée déflagrante. Depuis son premier roman, Une curieuse solitude, il n’a de cesse de d’offenser les moisis, moitrinaires bavards, et d’atomiser les idées rances. Sa guerre, c’est celle du goût. Roman après roman, il rappelle que la France fut un grand pays littéraire, un phare qu’on voit de loin, partout, même par tempête shakespearienne. Aujourd’hui le paquebot France n’est plus qu’un triste rafiot qui prend l’eau de toutes parts. Son capitaine est là pour le faire définitivement échouer, en tentant de vendre les quelques richesses contenues dans la soute. Les emmerdeurs « jaunes » ne vont pas tarder à passer par dessus bord. On les éborgne, car ils continuent de retarder la grande entreprise de liquidation totale. Ils ne comprennent pas que les clients attendent dans le bureau élyséen, valises bourrées de liquide, posées sur le tapis persan.
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Mais Sollers, inlassablement, poursuit son devoir de mémoire, gai comme le savoir. Il revisite les auteurs qu’on croyait connaître, les livres qu’on pensait avoir lu. Il nous dit que nous sommes paresseux, que notre mémoire n’imprime plus rien, que le flot permanent d’informations tue l’information, la vraie, celle qui constitue la culture, fortifie l’esprit critique, permet de résister à la société du spectacle. Le monde est un théâtre d’ombres. Sollers nous dit encore : gardons le théâtre, la scène, allumons les lumières, découvrons les personnages qui voyagent dans le temps, empruntons des couloirs invisibles mais bien réels. C’est le théâtre Le Nouveau, avec pour invité permanent, Shakespeare, cet inconnu célèbre.
À nous deux Shakespeare !
« Le fils de Shakespeare, précise Sollers, Hamnet, meurt en 1596, à l’âge de 11 ans. Shakespeare, lorsqu’il compose Hamlet, en 1601, a 37 ans, et 52 ans quand il meurt dans sa maison de Stratford, qui s’appelle, comme par hasard, New Place. Toute cette affaire vertigineuse mérite d’être nommée Le Nouveau. » Ce qui est vertigineux, c’est l’érudition de Sollers, servie par une musicalité de la phrase, une intelligence légère et profonde à la fois. Oxymorique maestro !
Hamnet. Hamlet. Le noir du trauma pour un chef d’œuvre planétaire.
Sollers étudie, en les modifiant, les traductions des pièces de Shakespeare. Car c’est coincé, puritain, refoulé. La traduction de Hamlet par Gide est « cocasse ». Les affaires sexuelles l’embarrassent. Il semble plus à l’aise lorsqu’il caresse les chairs d’enfants. Yves Bonnefoy, quant à lui, est tout simplement « ridicule ». La plume du poète hésite à évoquer ce qu’il nomme « des choses vilaines ». C’est que la mère de l’auteur, adulé par l’Education nationale, cette formidable laverie des cerveaux juvéniles, veille sur son rejeton qui s’incline en bon fils respectueux.
L’auteur du prophétique roman Femmes dépoussière Hamlet, sous le contrôle de Sylvia, 37 ans, spécialiste du grand William et sensible aux histoires de revenants. Bon, Sylvia est de son époque, et le délire amoureux n’est pas trop son truc. On regrette la Sophie de Portrait du joueur. Ah, quel roman Portrait du Joueur. Déjà les acacias, mouettes, variations du vent, bain de mer, encre bleue, carnet noir, cigarettes, whisky, soleil déclinant sur les marais, le cimetière d’Ars, on n’en parle pas encore, pas de pierre tombale verticale, avec rose sculptée, face à l’océan, non, pas tout ça, mais le mode d’emploi pour résister au « moulag ». Portrait du joueur, collection folio, 1984, bombe portative, classique désormais, comme son auteur qui ne sera jamais académicien. Ouf !
Contre les oiseaux déplumés du nihilisme
Sollers évoque Freud qui bute sur le cas Shakespeare, son existence, l’absence de ses manuscrits. Freud, retiré du nouveau programme de philo ; Marx, très présent dans les romans de Sollers, retiré également. L’inconscient et le travail, adieu. Les « envoûtés du spectacles » seront bientôt des spectres amnésiques.
Toute cette symphonie culturelle, pleine d’alacrité, part d’une petite bicoque sur l’île de Ré, d’une langue sableuse, Le Martray, entre ciel et sel, avec un reste de bateau, échoué au fond d’un jardin voltairien, ayant appartenu à Henri, l’arrière-grand-père maternel de l’écrivain, Le Nouveau . Marié à une Irlandaise, Joyce rapplique illico ici, Henri finit par poser son sac de marin, précisément là où écrit Sollers. La boucle est bouclée. L’œuvre de l’écrivain est circulaire, on peut y entrer avec n’importe quel livre. Son savoir est infini. C’est le meilleur remède contre les oiseaux déplumés du nihilisme. Et ils volent en escadrille.
Au début du roman, une mouette fonce sur l’écrivain. Du jamais vu.
D’où venait-elle, cette curieuse mouette ? « Aucune agressivité, juste un signal », note l’immortel. Nous sommes prévenus.
Philippe Sollers, Le Nouveau, Gallimard.
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