Gravement blessée en marge d’une manifestation à Nice après une charge policière, Geneviève Legay, 73 ans, n’a eu droit pour toute compassion qu’à une leçon de morale de la part du président Macron. Il lui a souhaité une « forme de sagesse » et l’a invitée à avoir « un comportement responsable ».
Décidément, la parole et la communication du jeune Emmanuel Macron ont du mal à tomber juste et à ne pas agresser les Français dans un pays qui traverse l’une de ses plus graves crises sociales et politiques depuis des décennies.
Lors de l’Acte XIX du mouvement des gilets jaunes à Nice, Geneviève Legay, militante pacifiste et altermondialiste du mouvement Attac âgée de 73 ans et se trouvant Place Garibaldi aux abords immédiats de la zone de manifestation interdite en vertu des nouvelles mesures prises pour restreindre les violences (et incidemment le droit de manifester), a été très grièvement blessée à la tête. On la voit brandir paisiblement un drapeau de paix arc en ciel (pas une dangereuse black bloc activiste, donc), puis on voit les forces de l’ordre charger, elle se trouve sur leur passage, on la voit ensuite au sol très grièvement blessée de plusieurs fractures du crâne avec des hématomes sous-duraux.
Bien fait pour elle ?
Le procureur de la République, prudent et mesuré, a demandé l’ouverture d’une enquête afin que soient élucidées les circonstances et responsabilités précises du drame, le contexte n’étant en l’occurrence pas totalement clair : une certaine confusion semble régner quant au périmètre exact dans lequel elle se trouvait puisqu’il se pourrait bien qu’elle ne fût pas tout à fait dans celui qui était interdit. En tout état de cause, et comme n’importe quel œil même un peu morne voire hostile peut le constater sur les images, elle ne représentait pas un péril imminent pour la République, pas même autant qu’un petit transpalette devenu fou. Non. Une petite dame retraitée tranquille avec des idéaux chevillés au corps et un drapeau coloré avec le mot « PAIX » dessus. Une petite dame retraitée, ancienne éducatrice spécialisée, qui fait valoir pacifiquement ses droits et ses convictions dans l’espace public, comme cela se passait autrefois en démocratie.
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De passage à Nice pour y recevoir en grande pompe le président de la Chine Populaire Xi Jinping qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas doté d’une fibre empathique particulièrement développée en matière de respect des libertés publiques ou des manifestants de tout poil, son seul objectif étant vraisemblablement de conclure des marchés – ce qui demeure une conception toute particulière du communisme et de l’anticapitalisme -, Emmanuel Macron a lâché au quotidien Nice Matin une de ces curieuses petites phrases dont il a le secret en guise de témoignage de sympathie à la malheureuse retraitée, lui souhaitant bien évidemment un « prompt rétablissement », mais aussi qu’elle se retrouve à l’avenir – si Dieu lui prête vie après cet accident – habitée d’une « forme de sagesse » (influence subite de Confucius ? Nul ne sait…). En l’occurrence, la réflexion présidentielle est claire : si vous êtes « fragile » (c’est-à-dire, visiblement, dans l’esprit du fringant jeune homme, un peu « âgée » – est-on « fragile » à 70 ans en France en 2019 ?), vous n’avez rien à faire à manifester dans les rues et encore moins à proximité immédiate d’une zone interdite. C’était sûrement pareil autrefois pour les gueux chinois s’ils avaient le malheur d’enfreindre les murs de la Cité interdite…
La drôle de « sagesse »…
Cette rhétorique d’apparent bon sens avait déjà été utilisée par Robert Pandraud lors de la mort de Malik Oussekine au cours des manifestations étudiantes et lycéennes de 1986, mort consécutive aux coups infligés par les voltigeurs de la police, et dont on sait combien elle a ensuite pesé pendant des décennies sur la doctrine du maintien de l’ordre public, au point d’ailleurs de paralyser toute forme d’action offensive (jusqu’à la brusque décompensation répressive de ces dernières mois) : « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con dans la nuit », avait alors déclaré le délégué à la sécurité de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur.
S’il est loisible en effet de considérer qu’en périodes de troubles, mieux vaut se protéger des éventuelles violences possibles (en l’occurrence répressives mais ce peut être aussi celles engendrées par des casseurs), la question n’est pas d’étudier l’opportunité ou non pour cette femme de s’être trouvée dans ces lieux alors même qu’elle git à présent sur son lit d’hôpital dans un état très grave.
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Ne peut-on pas, en revanche, rapporter ces blessures subies et la dangerosité à laquelle cette retraitée s’est exposée aux mesures exclusivement sécuritaires mises en place par le pouvoir pour répondre à un problème avant tout social et politique ? Est-ce à dire en effet que tous les retraités de France, par définition pour le jeune président « fragiles » (le critère retenu étant visiblement celui de l’âge, à moins qu’il ne parlât de la fragilité du sexe dit faible ?) sont condamnés à subir la dévalorisation constante de leur pouvoir d’achat et de leurs conditions de vie sans broncher, en restant bien sagement chez eux en chaussons devant la télévision qui diffuserait en boucle les marathons télévangélistes du président ? Serait-ce cela, la sagesse requise ? La manifestation de leur souffrance sociale et économique, qui constitue leur véritable fragilité, celle que justement l’exécutif refuse de regarder en face et de prendre en considération, leur est-elle désormais interdite au motif qu’ils prennent alors des risques mettant en péril leur diagnostic vital et leur intégrité physique ? Qu’en est-il de la prise en compte de la fragilité sociale par cet exécutif ? Une manifestante inoffensive et pacifique qui s’oppose par ailleurs aux restrictions des libertés publiques déployées par l’exécutif macronien peut-elle se retrouver en danger de mort pour cette raison ? Est-ce cela la République qu’il fallait sauver du prétendu danger fasciste à la présidentielle de 2017 ?
…et le « comportement responsable » du président Macron
Par ailleurs, et si certains peuvent tout à fait cautionner le bon sens de la phrase présidentielle sur le plan factuel, qu’en est-il de l’opportunité et de la décence d’une pareille expression employée d’une part à l’encontre d’une femme gisant à l’hôpital, prononcée par un jeune de 41 ans à une femme de 73 ans, son aïeule donc, à qui, dans une société policée, il doit le respect que l’on doit à tous ceux qui nous ont précédés dans les générations, mais surtout prononcée après des dizaines d’autres petites phrases méprisantes ou immatures à l’encontre du peuple Français ? N’en est-il pas enfin assez de ces puérilités de la parole du président qui semble vouloir systématiquement donner la leçon à tous et ne se les appliquer jamais à lui-même ?
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Car enfin, qu’en est-il de la « sagesse » d’un jeune président qui s’en va skier tout feu tout flamme lorsque Paris brûle ? Qu’en est-il de la sagesse d’un jeune yuppie donneur de leçons qui prétend qu’il suffit de « traverser la rue » pour trouver du travail quand tant de ses compatriotes sont à la peine ? Qu’en est-il de la sagesse consistant à traiter son propre peuple de « Gaulois réfractaires » ? Qu’en est-il de la sagesse qualifiant avec provocation et surenchère un large mouvement social de « foule haineuse » ? Où est la sagesse d’un jeune chef qui, réunissant son clan dans le camp retranché de la Maison de l’Amérique latine, lance un provocateur et arrogant « qu’ils viennent me chercher ! » quand tout le pays s’interroge et s’indigne de la pathétique gestion de l’affaire Benalla, entre amateurisme invraisemblable, magouilles et mensonges éhontés ? Où est la sagesse d’un chef d’Etat digne de ce nom posant pour un selfie collé-serré contre le torse de deux malfrats à moitié nus faisant des doigts d’honneur renvoyés à la face du pays tout entier ? Quelle est au juste la forme de sagesse qui incite un jeune président à transformer le palais de l’Elysée en dancefloor vulgaire et tapageur, pour plusieurs mois plus tard venir pleurnicher puisque cette sacralité mise à mal est remise en cause par quelques factieux chauffés à bloc ? Quelle est la forme de sagesse qui pousse un exécutif à n’apporter à une crise sociale et politique que des réponses sécuritaires et aucune réponse politique ? Où est la sagesse consistant à maquiller une campagne électorale européenne en « Grand débat » pour y pérorer pendant des heures comme dans quelque marathon télévangéliste ou quelque compétition de « Questions pour un champion » version concours d’entrée à Sciences po ? Et qu’en est-il des leçons de sagesse curieusement non diligentées à l’encontre des deux jeunes délinquants qui, à Grenoble, conduisaient au volant d’un scooter de grosse cylindrée, volé, sans casque, sans plaques d’immatriculation, roulant sur les trottoirs, percutant des véhicules et qui, logiquement pris en chasse par la police, finirent par trouver la mort coincés par un autocar, ce qui a déclenché des émeutes urbaines d’une rare violence avec de très nombreux dégâts dans le quartier Mistral, ce qui n’a donné lieu à aucune réaction de l’exécutif pourtant si sensible, visiblement, aux questions sécuritaires dès lors qu’elles concernent les Gaulois réfractaires? Pas de leçons de sagesse culpabilisantes dans les quartiers perdus de la République ? Comme c’est étrange…
Le petit prince
Peut-être que cette dame n’aurait pas dû se trouver là, n’aurait pas dû s’y croire en sécurité comme c’était autrefois le cas en régime démocratique. Peut-être qu’elle a eu tort de ne pas avoir peur de ce pouvoir. C’est un fait. Mais quel niveau de narcissisme tout-puissant et d’absence d’empathie faut-il avoir atteint pour venir moraliser sur son dos alors qu’elle n’est encore même pas tirée d’affaire et avec des séquelles le cas échéant dont on ignore l’étendue ? Quelle estime mériterait une personne se rendant au chevet d’un blessé pour lui dire : « Tu vois, je te l’avais bien dit ! » ? Est-ce digne d’une stature présidentielle ?
C’est au jeune Emmanuel Macron lui-même, par conséquent, qu’il faut souhaiter que vienne enfin la sagesse, et au pays tout entier qui en subit l’absence depuis des mois. Car, décidément, malheur à la ville dont le prince est un enfant !
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