Depuis sa création, le Guide Michelin célèbre la diversité gastronomique française contre la centralisation du goût. Parmi ses dernières découvertes, La Marine, le restaurant d’Alexandre Couillon à Noirmoutier, propose légumes du potager, poissons et crustacés frais du cru.
Chaque année, c’est le même rituel. Dès la mi-janvier, la plupart des cuisiniers de France sont frappés d’insomnie. Ils transpirent, grelottent, se shootent au Lexomil : « Vais-je enfin obtenir ma troisième étoile ? Ou vont-ils m’enlever la deuxième ? » La sortie du Guide Michelin, à la fin du mois de janvier, demeure un événement national, comme le prix Goncourt pour le roman. Car il est le seul guide qui compte vraiment aux yeux des professionnels de la restauration. C’est un étalon. Un chef qui a deux étoiles est forcément un bon cuisinier, techniquement parlant.
Au commencement était le verbeux
Ayant eu la chance de travailler au sein de cette institution de 1999 à 2011, que l’on nous permette donc cette petite poussée de nostalgie… En 1999, la France créait des emplois. Les recettes fiscales étaient bonnes (on parlait même alors de « cagnotte »). Les téléphones portables étaient rares. Internet balbutiait. Les start-up naissaient. Il y avait une forme d’ébullition. Dans ce contexte porteur, le groupe Michelin fit appel à des gens de plume, dont votre serviteur, afin de réécrire son histoire, sa légende. Les guides touristiques avaient vieilli. Le « Guide rouge », qui s’apprêtait à fêter ses 100 ans, ressemblait à un vulgaire bottin. Le site internet était inexistant et les systèmes GPS étaient encore des prototypes. Bref, il y avait tout à faire.
A lire aussi: Viande: êtes-vous prêt à renoncer à ça?
La première chose qui me surprit, quand je mis les pieds dans l’immeuble Art déco un tantinet vieillot de l’avenue de Breteuil, tout droit sorti d’un film avec Louis de Funès, ce fut le contraste idéologique par rapport aux start-up arrogantes qui faisaient sentir au jeune candidat à un emploi qu’il n’était qu’un kleenex jetable. Le service de recrutement de Michelin, à l’inverse, me reçut poliment et me fit comprendre que, pour entrer dans cette entreprise centenaire née près d’un volcan d’Auvergne, il fallait être solide comme du granit et miser sur la longue durée : « Si on vous prend, c’est pour longtemps ! » Pour être embauché, j’eus donc à subir quantité de tests, d’essais et d’entretiens, on songea même à m’envoyer à Clermont-Ferrand afin de m’imprégner de l’univers du pneu…
3 000 euros de notes de repas par mois
Des cartes Michelin étaient accrochées aux murs, avec, sous forme de punaises, le parcours des inspecteurs en train de sillonner le territoire, région par région. Ainsi, en devenant un représentant de Bibendum, non seulement je me retrouvais avec un vrai métier, donc, un vrai salaire, mais en plus, je découvrais un monde insoupçonné, celui de la gastronomie professionnelle !
Les inspecteurs du Guide Michelin que je croisais dans les couloirs étaient discrets, fuyants, et donnaient l’impression d’appartenir à une caste lointaine et à part. Avant la sortie du Guide 2000, il y avait une ambiance de paranoïa, la peur des fuites, exactement comme dans L’Aile ou la Cuisse, les guides étaient donc stockés dans des coffres-forts (c’est toujours le cas). L’inspecteur type me faisait un peu penser à Jacques Brel dans L’Emmerdeur. Diplômé d’une école hôtelière, il avait des pantalons trop courts, roulait en Peugeot, avec des pneus Michelin, écoutait du Michel Sardou dans sa voiture. Sa culture n’était pas énorme, mais il savait bien goûter et était mû par une certaine forme de passion qui lui faisait accepter de rouler trois semaines d’affilée, seul, loin de sa famille, pour visiter et tester des hôtels et des restaurants chaque jour, dans toute la France. La force du Guide, dont il était un rouage essentiel, était (et demeure) son autonomie financière. Les inspecteurs Michelin viennent incognito, mangent et payent leur addition, avant de se présenter au chef et de lui faire part de leurs remarques. C’est la règle. Et c’est unique. Quel journal, aujourd’hui, peut s’offrir le luxe de payer plus de 3 000 euros de notes de repas par mois à son chroniqueur gastronomique, sans compter les frais de déplacement ? Pendant des années, Michelin eut la capacité de m’envoyer partout en Europe, y compris au cœur des Carpates, au village de Brasov, pour y déguster le bortsch des descendants du comte Dracula. Véritable âge d’or au cours duquel je fis toute mon éducation gastronomique.
Du guide pratique au guide gastronomique
Au-delà de ce témoignage personnel, il faut rappeler le rôle historique joué par ce guide au siècle dernier.
Au XXe siècle, tous les restaurants célèbres étaient à Paris. C’était des lieux de pouvoir. Les cuisines populaires et de terroir étaient méprisées, les régions, leurs traditions et leurs patois étant perçus par l’État jacobin (qu’il soit impérial ou républicain) comme des obstacles à l’unification administrative du pays. Comme l’écrit Jean-Paul Aron dans Le mangeur du XIXe siècle : « Depuis le premier Empire, le centralisme est érigé en vision du monde : aussitôt la gastronomie s’accorde sur les institutions officielles. Le particularisme des goûts disparaît dans une sensibilité globale. C’est pourquoi la cuisine des régions n’est, au XIXe, qu’un aspect pas toujours recommandable du folklore gourmand. »
Créé en 1900 pour aider les premiers automobilistes à se déplacer sur tout le territoire (en leur indiquant où s’arrêter pour réparer leur moteur, changer un pneu crevé, faire le plein d’essence, dormir et casser la croûte le long des routes), le Guide Michelin devint peu à peu une bible gastronomique au service d’une vision émancipatrice des cuisines et des terroirs populaires… Huîtres de Cancale, pieds de cochon de Sainte-Menehould, moutarde de Dijon, truffes de Périgueux…
Nationale 7, c’est une route qui fait recette
À partir des années 1930, ainsi, la fameuse route du Midi, chantée par Charles Trenet, qui relie Paris à la Côte d’Azur en passant par la Bourgogne, Lyon et la Provence, devient le circuit gastronomique par excellence, que tous les mordus de la bonne bouffe se doivent de parcourir pour être à la page. L’édition 1936 du Guide Michelin est à cet égard révélatrice puisque, outre Paris et ses sept restaurants trois étoiles, elle recense le long de cette route autant de restaurants trois étoiles capables de rivaliser avec ceux de la capitale. Le message est clair : la gastronomie française, c’est aussi la province, avec ses coqs au vin paysans et ses œufs meurette, ses quenelles de brochet et son gratin dauphinois.
Qui étaient donc ces premiers trois étoiles, oubliés aujourd’hui ? Alexandre Dumaine à Saulieu (réputé pour sa poularde aux truffes) ; Victor Burtin à Mâcon (« Lamartine est né à Mâcon, mais il n’a pas mangé chez Burtin, aussi est-il mort », disait Colette) ; Fernand Point à Vienne (un ogre de 1,96 m pour 140 kg, chez qui allaient Rita Hayworth, Jean Cocteau, Sacha Guitry, Édith Piaf, Marcel Cerdan) ; André Pic à Valence (au bord de la nationale 7) ; Alexandre Burin à Chavoires sur la route d’Annecy (célèbre pour son omble-chevalier du lac sauce mousseline) ; Joseph Barattero dans son Hôtel du Midi, à Lamastre en Ardèche. Sans oublier Marie Bourgeois à Priay (dans l’Ain) et la mère Brazier à Lyon, premières femmes à recevoir trois étoiles. Le Guide Michelin, quels que soient ses travers, a donc largement œuvré pour la décentralisation de notre pays, la reconnaissance de ses particularismes locaux et l’égalité homme-femme, ce n’est pas rien… La méritocratie gastronomique dont il s’est fait le chantre a aussi poussé à l’héroïsme certains chefs obscurs qui, sans lui, auraient végété au fond de leurs villages. Je pense notamment au fougueux Gilles Goujon, en son Auberge du vieux puits, à Fontjoncouse, dans les Corbières : « Les premières années qui suivirent l’ouverture de mon restaurant, perdu dans les collines, à 60 km de Carcassonne, personne ne venait. Je pleurais le soir en jetant à la poubelle les plats que j’avais préparés dans la journée, jusqu’au jour où j’ai compris que, si je ne voulais pas mourir, j’étais condamné à l’excellence, en décrochant trois étoiles Michelin, seules capables de jeter la lumière sur mon restaurant. » C’est ce qui advint, en 2010, après des années d’un labeur obstiné ! Aujourd’hui, le monde entier vient dans son auberge paumée déguster son incroyable « œuf de poule pourri de truffe noire » qui a fait sa célébrité…
C’est dans cet esprit, me semble-t-il, qu’il faut aller manger dans des restaurants trois étoiles Michelin, dans des coins improbables et coupés de tout, où l’on est sûr de trouver une ambiance, des odeurs, un terroir, un accent, que l’on trouvera plus difficilement à Paris.
Alexandre Couillon, le chef qui a domestiqué Noirmoutier
Un restaurant d’aujourd’hui qui me semble digne de nous faire voyager dans un « ailleurs » et de décrocher, un jour prochain, une troisième étoile, est celui d’Alexandre Couillon, à Noirmoutier (à 1 h 30 au sud de Nantes).
Cuvée 2019
Le 21 janvier, Michelin a octroyé une troisième étoile au chef argentin Mauro Colagreco (restaurant Mirazur, à Menton) et à un quasi-inconnu, Laurent Petit (du Clos des sens à Annecy). Deux chefs qui cuisinent presque exclusivement les produits locaux, les plus naturels possible. Simultanément, la nouvelle direction du Guide a décapité quelques stars, comme Marc Veyrat (sacré l’an dernier), L’Auberge de l’Ill, en Alsace (trois étoiles depuis 1967), et Pascal Barbot, à Paris. La perte de la troisième étoile n’est pas toujours catastrophique, car, d’une part, elle peut donner un coup de fouet à des chefs et à des brigades qui s’étaient endormis sur leurs lauriers, et, d’autre part, le public, moins intimidé, peut se rendre plus facilement dans ces restaurants. Ainsi, quand Alain Senderens, le chef de Lucas Carton, a volontairement rendu sa troisième étoile, pour ne plus avoir à supporter le stress, son chiffre d’affaires a augmenté de 25 %… Avoir trois étoiles au Michelin, c’est un enfer.
Voici un cuisinier du vivant, instinctif et sauvage, qui s’est forgé un langage bien à lui, à partir des seuls produits de la mer et de la terre de cette île que sa famille habite depuis cinq générations. Sur la chaîne Netflix, la série américaine Chef’s Table lui a consacré un épisode il y a deux ans.
Depuis, le monde entier vient manger dans son restaurant, La Marine, sur le port de L’Herbaudière. « Je vois arriver des gens du Texas et des forêts de Finlande », nous dit-il, ébahi. Intrigué, Alain Ducasse, toujours à l’affût des nouveaux talents, a lui-même fait le déplacement : « C’est quoi ton objectif dans la vie ? », lui demande-t-il à la fin du repas, comme si Alexandre était mû par un plan de carrière. « Bah, euh… Je ne sais pas. Rester libre. Noirmoutier, c’est un refuge pour moi, j’ai besoin de calme et de solitude pour m’exprimer. »
Né au Sénégal il y a 43 ans (où son père réparait les bateaux des pêcheurs de crevettes), ce cuisinier hors norme s’est ainsi peu à peu fabriqué un monde, avec l’aide de sa charmante épouse Céline, qui le stabilise et s’occupe du service en salle.
Ici, les éclaircies succèdent aux tempêtes à la vitesse de l’éclair, ça sent l’iode et le varech. La façade du restaurant ne paye pas de mine. Mais à l’intérieur, on est accueilli dès le matin par de bonnes odeurs qui flottent dans l’air, celles des pommes de pin qu’Alexandre est allé ramasser derrière les dunes et avec lesquelles il grille ses homards et fume ses maquereaux. Si sa cuisine émeut tant, c’est qu’elle est très simple, expression d’un terroir limité et pauvre où il n’y a ni truffe ni foie gras… Comme les paysans de l’île se sont exclusivement voués à la culture de la pomme de terre (la bonnote, vendue une fortune, un vrai produit de marketing), Alexandre en est réduit à produire ses propres légumes, ce qui lui prend une énergie folle. Sur un ancien marais, il s’est créé un jardin potager sableux de 180 m2, entièrement en permaculture : le basilic et le thym citronné protègent les pieds de tomates sans qu’il soit besoin d’y mettre des pesticides, pendant que cinq ruches lui fournissent 50 kg de miel par an.
A lire aussi: Zipprick, critique gastronomique redouté
Deux ou trois pêcheurs de l’île lui apportent chaque jour des poissons et des crustacés encore vivants, qu’il tue lui-même selon la méthode japonaise ancestrale ikejime. « L’avantage de cette technique est que le poisson n’a pas eu le temps de développer des toxines qui abîment le goût de sa chair, je peux ainsi servir des poissons crus qui n’ont pas le goût de la mort ! » Chez lui, le chinchard a toujours la peau bien blanche et nacrée, alors qu’un chinchard mort transporté dans de la glace est rouge et sent mauvais… « Le goût du poisson est sous la peau, c’est pourquoi il faut toujours la garder ! »
Pas de menu. Chaque jour, Alexandre s’adapte à ce que lui donne la nature. Il fabrique son pain, ses huiles parfumées à la figue et ses vinaigres. Au printemps, sa cuisine embaume la fleur de capucine, l’ail des ours, la langoustine crue, les petits pois, la framboise et le yaourt à la menthe.
« Le plus beau compliment que l’on puisse me faire, c’est : “Tu nous as fait un truc simple, mais un truc de fou !” »
Dès les amuse-bouche, on est transporté dans un imaginaire percutant où les goûts se rencontrent harmonieusement. « Comment a-t-il fait pour imaginer de tels accords ? », se demande-t-on. C’est ça, la marque des vrais « trois étoiles » : l’étonnement. Ainsi en est-il de son huître « Erika », cuite dans un bouillon d’encornet et de lard de Colonnata affiné sur du marbre de Carrare : une entrée extraordinaire qui lui a été inspirée par le naufrage du pétrolier du même nom en décembre 1999.
Alexandre s’inspire aussi des goûts et des odeurs de son enfance passée à Dakar : « Il y avait des odeurs de grillé, d’ébène, de toile de jute, de feu… » Ses souvenirs l’ont amené à créer des goûts fumés et torréfiés qui font rêver, comme son maquereau au café et sa crème glacée fumée à la cheminée. Dans ses plats, tout est suggéré, rien n’est imposé : « Le plus beau compliment que l’on puisse me faire, c’est : “Tu nous as fait un truc simple, mais un truc de fou !” »
Dans sa brigade, on compte six nationalités différentes, des jeunes filles et des jeunes hommes non formatés venus de tous les horizons professionnels, comme Chunghan, une ancienne diplomate à Taïwan qui a décidé un jour de tout plaquer pour venir travailler ici. « Au moment du coup de feu, je dis à mon équipe : nous sommes des ouvriers, alors mettons du cœur à l’ouvrage ! » Le dimanche, tout ce beau monde se retrouve « en famille » autour d’un bon poulet fermier rôti.