Nicolas Gardères est un avocat atypique. Engagé à gauche, ancien conseil de la Ligue judiciaire de défense des musulmans et de Riposte laïque, ce barbu virevoltant, brillant, cultivé et rieur a tenté une expérience anthropologique : s’immerger dans une tribu exotique. Tel Lévi-Strauss découvrant les Bororos, il a tiré un essai (Voyage d’un avocat au pays des infréquentables) de ses tribulations au sein de la droite radicale. Un livre truculent qui fait tantôt réfléchir, tantôt rire à gorge déployée. Entretien.
Daoud Boughezala. Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais savoir ce qu’un homme de gauche ouvertement élitiste pense du mouvement des Gilets jaunes. Que vous inspire cette jacquerie anti-fiscaliste et égalitaire dirigée contre l’incarnation caricaturale des élites qu’est devenu Emmanuel Macron ?
Nicolas Gardères. Ce que vous appelez mon élitisme est simplement le rejet, fort banal, d’un certain relativisme esthétique. Je n’aime pas le confortement institutionnel d’une culture pour les « riches » et d’une culture pour les « pauvres », a fortiori dans un contexte où il n’y a même plus de culture ouvrière ou villageoise et que ce vide est occupé par la communication virtuelle et la consommation d’objets inutiles. J’aimerais une politique culturelle plus volontariste, non pas tant au profit de la création contemporaine, que de la valorisation du patrimoine artistique. Le génie artistique de nos morts est dramatiquement sous-exploité. J’aimerais plus de littérature à l’école, plus de statues et de tableaux dans les rues, plus de Nina Simone dans les Lidl, plus d’art partout… Je rêve d’un pays entier qui s’ennuierait ensemble devant un Tarkovski, un Fassbinder ou un Souleymane Cissé. Je rêve d’une France majoritairement villoniste.
Dès qu’il s’agit de libertés fondamentales, la démocratie, c’est-à-dire le choix de la majorité, ne m’intéresse pas.
S’agissant des gilets jaunes, je considère que le seul rôle important de la politique est de rendre la vie des pauvres moins intolérable. Si elle perd de vue cet objectif, elle ne sert plus à rien d’autre qu’à la préservation du patrimoine des bourgeois. Il me semble que les gilets jaunes en ont marre d’être pauvres. Ils ont bien raison. Pour ce qui est de la démocratie, du RIC, etc., je crois bien plus à la démocratie participative locale, qu’aux référendums nationaux. La démocratie directe, c’est d’abord une histoire de coin de la rue. C’est à cet échelon que devraient se prendre la majeure partie des décisions concernant la vie des gens. Penser que la démocratie consiste à voter l’abolition du mariage gay ou le rétablissement de la peine de mort me donne des envies d’émigration intérieure. Dès qu’il s’agit de libertés fondamentales, la démocratie, c’est-à-dire le choix de la majorité, ne m’intéresse pas. Le respect des libertés fondamentales du dernier des parias est infiniment plus important que le confort mental de 40 millions de citoyens. Cette position plus libérale que démocrate est tempérée par le fait, partout observé, que la démocratie est le régime politique permettant la garantie maximale des libertés de tous. Comme si au fond, la démocratie était libérale par essence.
Le peuple de droite n’a jamais été en France une force historique
Autre bizarrerie du moment, sur les réseaux sociaux, une partie du peuple de droite prend des accents révolutionnaires : fantasme de la révolution ou du coup de force, défense de la violence anti-policière, ressentiment anti-riches. Une certaine droite révolutionnaire n’a-t-elle pas pris le pire de la gauche ?
Le paradigme révolutionnaire est un paradigme de gauche. Parler la langue de la révolution, c’est parler une langue de gauche. Il y a ici une hégémonie presque totale. La « révolution nationale » n’évoque quelque chose de désirable, que pour une poignée de puceaux de 25 ans. Quand les gens se révoltent, leur univers mental est nourri de 89, 48, La Commune, Octobre 17, Ernesto dans la montagne, Mai 68. Des moments de gauche. C’est pareil pour tout le monde. Vendée ? Boulanger ? 6 février 34 ? Cela n’existe pour personne. Le peuple de droite n’a jamais été en France une force historique, car on ne meurt pas, ou sans gloire, pour défendre ses patrons ou ses curetons.
Vous êtes moins caricatural dans votre livre Voyage d’un avocat au pays des infréquentables. Devez-vous votre immersion dans la droite radicale à la mort de Clément Méric en 2013 ?
A la fin de mon doctorat en droit, j’ai eu envie de bosser sur un sujet plus orienté sciences politiques, histoire des idées. J’ai décidé de travailler sur la radicalité politique et ai pris contact avec des gens, que l’on peut assigner rapidement comme étant à gauche de Lutte Ouvrière ou à droite du FN. C’est dans ce cadre que j’ai rencontré et fait un entretien avec Serge Ayoub au Local de la rue de Javel, fin 2012. Cet entretien s’était très bien déroulé, mais j’ai abandonné rapidement mon projet de recherche, par manque de temps. Mais au fond, ce bouquin est le résultat très peu académique de ce projet. En effet, mi 2013, peu après la mort de Clément Méric, j’ai lu dans la presse que Valls entendait dissoudre les groupes d’Ayoub. Je l’ai contacté pour proposer mes services, suis devenu son avocat et ai commencé le voyage qui est l’objet de ce livre.
Le point commun le plus frappant entre les gens d’extrême droite est le port du stigmate
Finalement, qu’ont en commun les catholiques tradis, les républicains ultra-laïcards, les européistes païens et autres tribus de droite que vous avez explorés? Qu’avez-vous appris à leur contact ?
Le point commun le plus frappant est le port du stigmate, la marginalité. Marie-Sixtine de Saint Nicolas du Chardonnet et le skinhead ont le même corps, la même gueule de victime. C’est paradoxalement certains des travaux de Didier Eribon qui me semblent les plus pertinents pour comprendre cette problématique. Une morale du minoritaire ou Réflexions sur la question gay m’ont rendu les tribus de droite plus intelligibles. A leur contact, j’ai d’abord pu m’assurer que j’étais encore plus d’accord avec moi-même que je ne le pensais. Surtout j’ai pu observer que l’impératif dialogique que j’avais placé à la racine de mon voyage fonctionnait bien. Le Martin Buber du « Ich und Du » (Toi et moi) a raison. Ne pas réussir à convaincre l’autre n’est pas si fondamental. Ce qui est fondamental, c’est la rencontre, l’interaction, l’espace psychique nouveau créé de ce fait et qui est un bien en tant que tel. Aussi improbable que cela puisse paraître, j’ai appris sous ces tristes tropiques, que les « fachos » étaient des êtres humains et que leur désir bubérien ne demandait qu’à être assouvi.
Tous les électeurs du FN que j’ai croisés votent Le Pen pour des raisons essentiellement identitaires.
Avocat du nationaliste Daniel Conversano, vous défendez paradoxalement la sortie qui lui a valu une réplique immédiate et musclée d’Alain Soral au cours d’un débat qu’arbitrait Dieudonné : « Si les gens votent FN, c’est parce qu’ils en ont plein le cul des Arabes ». Êtes-vous d’accord avec cette position ?
Cette punchline de Conversano est vraie. Sûrement est-ce d’ailleurs pour cela qu’elle a conduit Soral à le rosser. Elle est si vraie qu’on peut l’inscrire dans une prestigieuse généalogie. Qu’on pense par exemple au manifeste du Front homosexuel d’Action révolutionnaire (FHAR) en 1971 : « Nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous sommes faits enculer par des Arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons. » Pour ou contre les arabes, leurs corps, leurs sexes, leur sperme, semble ainsi être la question cruciale de notre société depuis plus d’un demi-siècle, au moins de Guy Hocquenghem à Daniel Conversano.
Plus sérieusement, j’ai pu observer que tous les électeurs du FN qu’il m’a été donné de croiser au cours de ces dernières années votaient Le Pen pour des raisons essentiellement identitaires. Cela, quel que soit le niveau socio-culturel ou le lieu de résidence. Oui en dernière instance, le petit patron varois, l’agent d’entretien d’Hénin-Beaumont ou Marie-Sixtine de Saint Nicolas du Chardonnet votent FN « parce qu’ils en ont plein le cul des Arabes ». Tous ont peur de voir la France, son identité, disparaître dans un « Grand remplacement ». C’est systématiquement, je crois, le déterminant primordial de leur vote, quelles que puissent être par ailleurs les diverses motivations secondaires.
J’ai toujours refusé d’être du côté des censeurs, quels qu’ils soient.
Un temps, vous avez simultanément défendu la Ligue de défense judiciaire des musulmans et Riposte laïque. Pourquoi et comment cette performance d’équilibriste a-t-elle pris fin ?
Cette défense simultanée de deux groupes aux positions très largement antagonistes s’inscrivait à mon sens, dans une parfaite cohérence d’avocat. Défendre la liberté d’expression de Riposte Laïque, c’est-à-dire son droit de tenir des propos islamophobes et par ailleurs défendre la liberté de conscience et de culte pour le compte de la Ligue de Défense Judiciaire des Musulmans, c’est-à-dire en l’espèce, le droit pour les enfants de manger du mauvais poisson pané ou de la semelle de bœuf même pas halal, plutôt que rien, les jours où du porc est servi à la cantine. Je ne suis pas le militant d’un camp ou d’une cause. Je défends les libertés fondamentales de tous ceux qui en subissent la violation. Donc il n’existe strictement aucune contradiction à défendre les islamophobes d’une part et les musulmans de l’autre. Cela aurait été différent si j’avais défendu la Ligue de Défense Judiciaire des Musulmans comme partie civile, dans une affaire de liberté d’expression. Cependant, tel n’était pas le cas et j’ai toujours refusé d’être du côté des censeurs, quels qu’ils soient.
Cependant, pour des raisons qui leur appartiennent et que j’entends tout en les regrettant, Riposte laïque a décidé de me retirer mes dossiers dès le début de la médiatisation de cette affaire de porc à la cantine. Disons que la logique de l’avocat et la logique des militants ne se rencontrent que très imparfaitement.
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