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On ne combat pas l’islamisme avec le Coran

La déclaration de 500 religieux musulmans au Pakistan est pleine de bonnes intentions...


On ne combat pas l’islamisme avec le Coran
Un islamiste pakistanais manifeste contre le blasphème qu'aurait commis Asia Bibi, Peshawar, novembre 2018. ©Muhammad Sajjad/AP/SIPA / AP22265617_000014

La déclaration d’Islamabad de 500 religieux musulmans au Pakistan est pleine de bonnes intentions. Elle se prononce, à peu près, contre le terrorisme et le meurtre d’infidèles à l’islam, et les médias français qui l’ont relayée l’ont prise pour argent comptant. L’ennui, c’est qu’elle entend rejeter l’islamisme en lui opposant le Coran, alors qu’il en est la source…


500 responsables religieux musulmans pakistanais ont signé, le 6 janvier, la déclaration d’Islamabad, appelant notamment à mettre fin aux meurtres pour raisons religieuses, et faisant explicitement référence au cas d’Asia Bibi dont ils demandent une résolution rapide. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière imprécise et naïve dont la plupart des médias occidentaux ont relayé l’information, mais il serait injuste de la dédaigner.

Un pas en avant

Cette déclaration n’a rien d’anecdotique : dans le contexte qui est le leur, ses signataires ne manqueront pas de s’attirer la colère des islamistes les plus virulents, et ils le savent. Les forces de sécurité du Pakistan ne pouvant escorter autant de personnes en permanence, ils risquent donc consciemment leurs vies. Même si j’ai de fortes réserves envers leur propos, je salue leur courage.

Je crois les signataires de cette déclaration sincères dans leur volonté de paix, et je ne mésestime pas ce que représente pour des oulémas et des imams l’affirmation selon laquelle une religion polythéiste, en l’occurrence l’hindouisme, est légitime dans leur pays – le cas d’une relative tolérance envers le judaïsme et le christianisme étant nettement plus classique. Je ne néglige pas non plus les différences culturelles considérables entre nos deux cultures, qu’il est nécessaire de prendre en compte pour bien saisir la force de la démarche et le mérite de ses auteurs.

Ne lynchez pas les infidèles… sauf si c’est légal

Il serait cependant absurde de croire que ce texte appelle à la tolérance religieuse et à la liberté de conscience au sens où nous l’entendons en Occident. Sans analyser chaque détail, citons tout de même quelques éléments.

Si le point 1 de la déclaration condamne très clairement les mises à mort pour raisons religieuses, le point 3 se limite aux condamnations à mort illégales.

Le point 2 interdit à tout responsable religieux de critiquer les prophètes, les califes, Mohammed et les Ahl al-Bayt, c’est-à-dire les membres de sa famille plus ou moins élargie et leurs descendants. Bien sûr, l’objectif est surtout d’empêcher tel ou tel courant islamique de décréter que les autres seraient hérétiques, et ainsi de limiter les tensions sociales. Reste que sur le plan de la liberté d’expression et de pensée, on a vu mieux.

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Le point 6 demande la protection des non-musulmans en se référant à la charia. En clair, il évoque pour eux le statut de « dhimmis », c’est-à-dire de citoyens de seconde zone dont les droits sont certes garantis, mais aussi considérablement limités.

La résolution 1 déclare que « le Pakistan a toujours joué un rôle efficace pour garantir la paix en Afghanistan ». Quand on sait que le nord du pays sert de base arrière aux Talibans, et qu’on connaît le rôle plus que trouble de certains de ses services…

Tu ne parleras pas de l’islam

Enfin, la résolution 7 s’oppose à ce que des non-musulmans puissent enseigner les « études islamiques ». En l’absence de distinction claire entre le discours de la religion et le discours sur la religion (cette distinction n’empêchant évidemment pas le discours de la religion sur elle-même), c’est malheureusement un excellent moyen de faire taire les universitaires « laïcs », et de brider tout regard extérieur critique sur l’islam.

En d’autres termes, ce texte condamne très clairement les lynchages et les fatwas sauvages, mais ne remet pas véritablement en cause la loi sur le blasphème, ni la possibilité des condamnations à mort dans le cadre de cette loi, pourvu que la légalité des procédures et l’autorité des tribunaux officiels soit respectée. Et si en se posant comme seul habilité à parler au nom de l’islam le Conseil des Oulémas lutte en effet contre les groupes extrémistes, il se veut aussi seul légitime pour parler au sujet de l’islam, ce qui est en revanche particulièrement problématique.

Tout ceci suffirait déjà à expliquer mes réserves, pourtant l’essentiel n’est pas là.

Sur le Coran, ce n’est pas nous

Face à l’islamisme, il n’y a pas d’autre solution théologique pour l’islam que de réhabiliter la conscience individuelle comme chemin vers Dieu, par l’écoute du « fond de l’âme » comme par l’ouverture, au-delà des textes, à la manifestation de Dieu dans la beauté du monde – ce que Souâd Ayada appelle « l’islam des théophanies ».

La propagande islamiste diffuse volontiers des vidéos de récitations coraniques sur fond de paysages sublimes ou d’attendrissantes images d’enfants. Or, ce qu’il faudrait aux adeptes de cette doctrine, c’est justement réapprendre à ressentir les émotions profondes suscitées par la beauté ou l’innocence sans passer par la médiation – ou le filtre – d’un texte sous-tendu par l’ambition théocratique, pour se tourner ensuite vers ce texte de l’extérieur, avec un regard critique prenant appui sur ces émotions en plus de la raison.

Hélas ! A aucun moment la déclaration d’Islamabad ne cherche à délégitimer la source de l’islamisme, c’est-à-dire la lettre du Coran en elle-même. Elle fait même paradoxalement le contraire : en affirmant que l’islamisme serait « contraire à l’islam », sans préciser de quel islam il s’agit, elle détourne de l’islam la nécessaire critique, et conforte sa branche majoritaire au Pakistan, l’islam sunnite hanbalisant – celui qui est, justement, à l’origine de l’islamisme d’aujourd’hui.

Les « germes du mal » 

En ne désignant pas ces « germes du mal qui sont dans le texte », pour reprendre l’expression d’Abdelwahab Meddeb, tout en confirmant implicitement la légitimité normative de ce texte dont ils sont parties intégrantes, la déclaration consolide sans le vouloir l’autorité de ces « germes du mal », et le pouvoir de conviction de ceux qui les invoquent.

Redisons-le encore : même si depuis des siècles il y a des musulmans qui essayent – avec hélas un succès très relatif – de faire naître et grandir un islam authentiquement humaniste, l’islamisme n’est rien de plus que l’application littérale des enseignements du Coran, sans même parler des hadiths et de la sunna. De ce fait, comme l’a bien montré Yadh Ben Achour[tooltips content= »La deuxième Fatihâ.« ]1[/tooltips], toute tentative de combattre l’islamisme en se référant à certains versets du Coran plutôt qu’à d’autres, à certaines interprétations plutôt qu’à d’autres, est inéluctablement vouée à l’échec, puisqu’en confirmant le texte dans son statut de référence normative ultime elle ne fait que renforcer ce qu’elle essaye de combattre.

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La seule solution est donc de sortir du cadre coranique « légaliste », en reconnaissant la dignité intrinsèque du « for intérieur » et le rôle d’arbitre éthique ultime de la conscience individuelle. Ce qui n’est ni plus ni moins que le fondement de la liberté de pensée.

Un effort pour pas grand chose

Même ceux d’entre nous qui connaissent, au moins par instants, l’exaltation de se sentir en communion avec l’immensité du divin doivent in fine affronter le regard de leur propre conscience. Quelles que soient les réserves que peut nous inspirer notre propre clairvoyance, malgré la nécessité de l’humilité, et si intensément que nous aspirions à ce qu’un dieu légitime notre existence, nous sommes inévitablement face à face avec nous-mêmes pour répondre à ces questions : « de quel dieu espères-tu la bénédiction ? » ou « qu’as-tu choisi de considérer comme sacré au-delà de tout ? », mais aussi « quel prix as-tu payé pour cela ? », et plus encore « quel prix as-tu fait payer aux autres pour cela ? »

Aujourd’hui comme hier, il ne saurait avoir de vie dans la dignité sans accepter la sublime injonction athénienne : « Et maintenant, que chacun se prononce selon ce qu’en son cœur il estime être juste. »[tooltips content= »Eschyle, Les Euménides. »]2[/tooltips] Le perdre de vue, c’est se condamner à l’impuissance face à l’asservissement et à l’avilissement.

La déclaration d’Islamabad est, certes, un signe encourageant qui fait honneur à ses auteurs. Mais comme beaucoup d’initiatives similaires, y compris en France, elle évite soigneusement de traiter les racines du problème islamiste et donc, au fond, ne résout rien.

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Haut fonctionnaire, polytechnicien. Sécurité, anti-terrorisme, sciences des religions. Dernière publicatrion : "Refuser l'arbitraire: Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ?" (FYP éditions, 2023)

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