Une photo de l’AFP montre un manifestant brandir une pancarte « Macron dégage ». Le journal télévisé de France 3 l’a utilisée. Problème, le « dégage » a été gommé. La chaîne parle d’une « erreur humaine ».
La liberté d’expression et d’information ne se porte décidément pas très bien dans ce pays. Quelques jours à peine après l’adoption en nouvelle lecture à l’Assemblée de la très controversée et liberticide loi anti « fake news », ayant pour but à peine caché d’empêcher la circulation d’informations ou d’analyses prétendument fausses – c’est-à-dire bien souvent différentes – émanant des réseaux sociaux ou de certains organes de presse russophiles, voilà que, ô surprise, on découvre avec amusement que les truqueurs d’information sont en réalité tapis dans la citadelle de l’audiovisuel public, si prompte à donner des leçons.
« Macron », c’est un peu court !
Les téléspectateurs et internautes ont ainsi pu découvrir au JT de France 3 du samedi 15 décembre qu’une photo prise par un photographe de l’AFP, devant les marches de l’Opéra Garnier où s’étaient rassemblés des manifestants gilets jaunes, avait purement et simplement été modifiée. Une pancarte « Macron dégage » a ainsi été changée grâce à l’intervention de la gomme magique de Mary Poppins en simple « Macron », invocation poétique ou incantatoire se suffisant à elle-même. Performance d’art contemporain peut-être ? « Macron ! », un Macron autotélique et universel faisant message à lui tout seul par l’énonciation de son signifiant miraculeux.
Par pudeur de gazelles, nos propagandistes en culottes courtes ont toutefois restreint l’expression de leur flamme et ne sont pas allés jusqu’à écrire « Macron je t’aime », « Macron pour la vie » ou « Macron tiens bon ! », de peur sans doute que leur amour n’éclate trop au grand jour.
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Aussitôt, la toile s’est enflammée, la tricherie à l’information ayant tôt fait d’être démasquée : il est en effet de plus en plus difficile de tromper son monde à l’heure où les réseaux sociaux permettent l’uberisation du « fact checking ». Tout un chacun peut rapidement confronter des éléments d’information et de vérification. Diffuser tranquillement des images de propagande comme au bon vieux temps de l’Union soviétique ou de la guerre froide n’est plus aussi facile qu’autrefois. La propagande, c’était mieux avant.
Une « erreur humaine » d’une « personne opérationnelle »
Rapidement contactée par Libération et son service métajournalistique « Checknews » de journalistes vérifiant que les journalistes font bien leur travail de journalistes, par l’AFP mais aussi par des téléspectateurs aussi stupéfaits qu’en colère, France 3 s’est fendue d’excuses à la fois pataudes et croquignolesques, reconnaissant une « erreur humaine ». Las, la bafouille est encore plus consternante et comique que les faits eux-mêmes. Une « erreur humaine », donc… : voilà bien rassurés les téléspectateurs qui s’inquiétaient d’une éventuelle intervention de robots malfaisants, de bots macroniens ou de loups garous ayant subitement pris le contrôle de la chaîne à la faveur d’une nuit de pleine lune !
Il s’agirait donc plutôt, selon les responsables, d’une « personne opérationnelle», dont le doigt aurait malencontreusement ripé sur Photoshop pile sur le message le plus présent, le plus tonitruant et le plus constant dans toutes les manifestations des gilets jaunes, celui que l’exécutif n’aura eu de cesse de contourner et d’essayer d’invisibiliser, de nier : le départ ardemment souhaité de Macron au regard de la détestation qu’il est parvenu à cristalliser, en raison à la fois de ses mesures mais aussi de son style. Quel manque de chance ! Quel hasard diabolique ! Pas de bol, aurait dit François Hollande !
Passons sur l’énigmatique expression de« personne opérationnelle », merveille de la novlangue managériale, qui semble désigner une créature étrange, se mouvant quelque part entre le technicien agent secret et l’intelligence artificielle la plus aboutie. On est toutefois soulagé d’apprendre que les « personnes opérationnelles » qui préparent le JT du service audiovisuel public ne sont pas « non opérationnelles », au cas où certains auraient eu des doutes…
La censure inconsciente
Le plus préoccupant dans cette affaire n’est pas l’hypothèse, relativement peu crédible, d’une censure à l’ancienne émanant directement de l’Elysée comme aux riches heures de l’ORTF. La censure contemporaine n’a plus besoin, ou très exceptionnellement et rarement, de s’assumer directement comme telle de la part du pouvoir. Elle s’exerce par intériorisation des prescriptions, par autocensure, par soumission, par subordination, par couardise, par capillarité idéologique. Elle est diffuse, pernicieuse, larvée. Si on la découvre, elle fait payer quelque lampiste, ne se reconnaît aucune responsabilité puisqu’elle est partout et en même temps nulle part.
Car enfin, si l’on peut regretter qu’un agent, quel qu’il soit, ait pris cette malheureuse initiative, on peut surtout s’interroger sur les raisons qui lui ont fait penser que cet acte était à la fois anodin et souhaitable, outre qu’on peut de plus en plus s’interroger sur ce qui est enseigné dans les écoles de journalisme. Tout comme le pouvoir n’a plus à donner des ordres pour que le parquet financier lui serve de petite main et ne déclenche opportunément des poursuites contre ses adversaires politiques, ce-dernier étant d’accointance idéologique avec lui, de la même façon un nombre croissant de « journalistes » et d’acteurs du secteur de l’information sont de plus en plus simplement porteurs d’une vision idéologique, sociale, politique, qu’ils relaient spontanément sans même qu’on ait besoin de faire pression sur eux, braves petits soldats, et qui se trouve en accord avec un pouvoir qu’ils ont par ailleurs largement contribué à mettre en place. C’est exactement pour cela qu’il est important que des organes de presse différents, divergents (nous ne sommes plus très loin d’avoir à dire « dissidents ») de contre-information existent, afin que les analyses, les sources, les visions, les récits soient confrontés les uns aux autres, puisque c’est de la confrontation des regards, des faits et des narrations que naît la vérité, et non pas de l’imposition dogmatique d’un message unique aussi lénifiant que terrifiant. Dans le cas contraire, on se retrouve ni plus ni moins avec le ministère de la Vérité que l’on dénonçait à juste titre lors du projet de loi « fake news » et qui semble s’installer tout tranquillement, retour retors de la censure à l’ère du soft power.
Une « erreur » et une leçon de morale
Et comme si cela ne suffisait pas, n’écoutant que son courage et ses belles convictions chevillées au corps, France Télévisions n’a pas toutefois pu s’empêcher de distiller un peu de morale à la fin de sa déclaration, allant sans la moindre vergogne jusqu’à mettre en garde : « Il faut raison garder en ces temps de complotisme ». On croit rêver. Pris la main dans le pot de confiture, les voici encore en train de faire la morale et de criminaliser les regards critiques : on se pince pour le croire ! C’est dire le sentiment d’impunité, la conviction du bien-fondé de la vision du monde et de l’information à sens unique qu’ils relaient.
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On se doute en effet que le CSA, habituellement si prompt à dégainer contre tous les mal-pensants et sexistes de la création (à l’exception bien sûr des chroniqueurs du service audiovisuel public qui, comme Daniel Morin, se permettent des propos inadmissibles envers la journaliste Charlotte d’Ornellas, laquelle a le malheur de travailler pour Valeurs Actuelles, du côté du Mal donc, et pour qui l’on adaptera spécialement à la baisse le niveau d’indignation antisexiste en ne déclenchant aucune enquête ni aucune plainte), n’entreprendra aucune procédure d’élucidation de ce phénomène paranormal poussant un agent, fût-il « opérationnel » à modifier des images pour les rendre compatibles avec le pouvoir en place. Circulez, il n’y a rien à voir, c’est le cas de le dire puisqu’on efface les messages dérangeants.
Macron avait raison
On lisse, on gomme, on aseptise, on caresse le pouvoir extrême-centriste dans le sens du poil, on euphémise, on invisibilise le réel pour l’avènement de l’extrême-rien. Au pire, le lampiste paiera alors qu’il n’est en l’occurrence non pas véritablement « agent » mais « agi » par un système idéologique gangrenant le monde de l’information.
Cet incident remettant en cause lourdement l’éthique journalistique est particulièrement symptomal mais aussi malvenu lorsqu’on sait le soupçon de collusion entre les principaux médias (publics ou non) et le pouvoir politique qui règne dans l’esprit de très nombreux gilets jaunes et, d’une manière générale, de citoyens de plus en plus critiques et réticents face aux discours et autres bourrages de crâne qu’on leur impose. Des journalistes de BFM TV ont d’ailleurs parfois été pris pour cibles dans les manifestations tandis que des slogans hostiles aux médias sont devenus monnaie courante. Outre l’usage de la violence qui n’est pas acceptable, on serait toutefois bien en peine à présent de leur donner tort quant à leur ressenti et la réconciliation entre ces deux mondes ne sera donc pas encore pour cette fois. Il est vrai qu’Emmanuel Macron lui-même avait déclaré que l’audiovisuel public était « une honte ». Cet épisode visant à protéger son image lui donne paradoxalement raison.
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