Intellectuel de gauche homologué, le directeur du Monde des livres dénonce le désarmement de son camp face à l’offensive islamiste. L’ethnocentrisme inconscient de la gauche l’a, dit-il dans son nouvel essai, rendue aveugle à l’altérité. La religion des faibles est une ode mélancolique à un progressisme universaliste conscient de ses racines européennes – et prêt à les défendre.
Causeur. Dans votre nouveau livre La Religion des faibles : ce que le djihadisme dit de nous (Seuil), vous retracez la généalogie d’un phénomène bien connu des lecteurs de Causeur : le déni qui consiste à minimiser l’islamisme en rejetant la responsabilité sur l’Occident. En tant qu’homme de gauche, comment expliquez-vous l’aveuglement de votre camp face à la montée de l’obscurantisme islamiste ?
Jean Birnbaum. J’essaie d’analyser le péché d’orgueil qui désarme ma famille politique: l’idée que nous sommes pour toujours au centre du monde et à l’horizon de l’Histoire, que toutes les sociétés humaines tendent spontanément vers notre modèle. Selon cette vision des choses, les « damnés de la terre » ne pourraient remettre en cause notre domination qu’au nom de nos valeurs (liberté, démocratie, socialisme…). Et si d’aventure certains d’entre eux semblent rejeter nos façons de vivre, nous les considérons comme des frustrés qui en pincent pour ce qu’ils prétendent brûler. Le philosophe Alain Badiou, un des prophètes de cette croyance, affirme que les djihadistes sont mus par un « désir d’Occident ». En résumé, à l’instant même où ils veulent nous détruire, ils nous désirent. Plus le temps passe, néanmoins, plus le doute s’impose.
Donc, la « religion des faibles », c’est le progressisme occidental.
Le progressisme (l’humanité est en marche vers le meilleur) et son corollaire, l’occidentalo-centrisme (cette marche universelle se confond avec notre histoire). Jean-Paul Sartre résumait les choses de façon savoureuse quand il écrivait : « Le Progrès, ce long chemin ardu qui mène jusqu’à moi. » Ce narcissisme faraud s’avance sous le masque de la fraternité, mais dans l’esprit des « tiers-mondistes », il n’y a guère de place pour un « tiers ».
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Ainsi la gauche en est-elle venue à détester beaucoup plus ceux qui s’inquiétaient de l’islamisme que l’islamisme lui-même… C’est ce qu’on appelle se tromper d’ennemi.
L’exemple des « pieds-rouges » est emblématique. Moi qui ai été élevé dans la mémoire de la guerre d’Algérie, j’ai découvert assez tard le parcours de ces femmes et de ces hommes qui avaient soutenu le combat du FLN et qui, après l’indépendance, ont décidé de s’installer en Algérie pour y construire le « socialisme ». Mais bientôt, le régime s’est mis à arabiser et à islamiser le pays à marche forcée, et ces militants français en ont pris plein la figure, certains ont même été torturés. Or, de retour en France, ils n’ont pas osé raconter ce qu’ils avaient vu, craignant de « faire le jeu » des partisans de « l’Algérie française ». Vieille histoire : de génération en génération, nous avons été élevés dans la terreur de « faire le jeu » de… Avec, parfois, ce risque : faire le jeu de la terreur.
Quand en avez-vous pris conscience ?
2015 est un moment de bascule. Quelques jours après les attentats contre Charlie et l’Hyper Cacher, je participais à une réunion avec des militants associatifs, des hauts fonctionnaires, des intellectuels… Comme tout le monde, nous étions sidérés. Quelqu’un a pris la parole pour dire que les jeunes ne trouvent pas de travail. Puis d’autres ont déploré la crise de la transmission, l’influence des réseaux sociaux ou celle des jeux vidéo. Alors, je me suis levé afin de quitter la salle discrètement. Comme on me demandait pourquoi je partais, j’ai répondu : « Tous les facteurs que vous citez ont sans doute joué un rôle, mais si c’était un Breivik qui avait commis ces attentats, est-ce que vous mettriez tout de suite en avant le chômage, Facebook ou la crise générationnelle ? Non, vous diriez, nous dirions tous : “No pasaran !” Les frères Kouachi ont prononcé des mots, ils ont proclamé : “On a vengé le prophète Mohammed !” Mais vous refusez de les prendre au sérieux. » Je tiens que ce déni est du dédain. Voire du racisme.
En quoi est-ce raciste ?
Parce que cette « compréhension » est gorgée de mépris. Les djihadistes ont beau tenir un discours unifié par-delà les frontières, ils peuvent toujours invoquer les mêmes versets que leurs « frères » de Raqqa, de Bruxelles ou de Nairobi, dans l’imaginaire des Faibles, ils demeurent des hommes frustes, qui ne savent pas ce qu’ils disent. La gauche qui entretient une nostalgie honteuse de l’époque coloniale, c’est-à-dire d’un temps où l’Europe constituait la seule domination envisageable, la seule oppression possible, bref le seul acteur de l’Histoire. Telle est la perversion des Faibles : leur bonne conscience est saturée de condescendance, et leur bel altruisme cache mal un ethnocentrisme rampant.
Le plus incroyable, c’est qu’il y a assez peu de cynisme dans cet aveuglement, plutôt une sorte d’autosuggestion collective…
Oui, j’y vois surtout un déni exalté, une fervente cécité. Cette religion a ses fidèles, ses calendriers, ses lieux saints. On a déjà cité Alger. A la fin des années 1950, les soutiens européens du FLN ne prenaient pas au sérieux le discours religieux qui embrasait sa base rurale. À leurs yeux, le mot « musulman » désignait simplement le combattant d’une libération qui allait bientôt embrasser les Lumières de l’Europe laïque, féministe et socialiste. Un demi-siècle plus tard, cette croyance pèse encore : partout où ils ont pris leurs aises, les islamistes ont assassiné les syndicalistes, les féministes, les défenseurs des droits de l’homme et les musulmans qui se faisaient une autre idée de leur religion, mais dans l’esprit des Faibles, tout soldat qui brandit le drapeau de l’islam reste peu ou prou un rebelle du FLN. Les islamistes, eux, se moquent pas mal du moment colonial. Ils inscrivent leur projet dans un face-à-face millénaire avec l’Occident. Cela ne les empêche pas de flatter les Faibles et leur nostalgie anti-impérialiste pour trouver parmi eux des âmes bienveillantes. Voire, sur le terrain idéologique, quelques « porteurs de valises ».
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Pourquoi les Faibles, au fait ? Les progressistes occidentaux sont tout de même les forts dans l’affaire…
Non. Les valeurs du progressisme occidental sont de plus en plus marginalisées, et leur puissance de séduction semble incertaine. Que le djihadisme soit aujourd’hui la seule espérance pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à aller mourir à l’autre bout du monde en dit long sur notre situation. Il est loin, le temps des Brigades internationales en Espagne… Dans le chapitre que je consacre à l’affaire Salman Rushdie, à l’assassinat du cinéaste Theo Van Gogh ou à l’exécution de Charlie, on voit bien qui sont les puissants et qui sont les vulnérables. Pour constater la réalité des rapports de force, il suffit d’adopter un point de vue mondial. Mais la gauche, malgré son héritage internationaliste, continue souvent à envisager ces questions selon une grille de lecture nationale, en termes de « minorités » ou de « particularisme ». Or, ce dont les djihadistes sont porteurs, ce n’est pas d’un particularisme minoritaire, mais d’un universalisme conquérant.
Dans les cas de Salman Rushdie ou d’Asia Bibi, on a l’impression d’un face-à-face entre un individu menacé de mort et des masses fanatisées qui le terrorisent. Une certaine gauche qui lâche le premier pour les secondes fait-elle ce calcul pour se rallier au plus grand nombre ?
Il faut en effet rappeler que Rushdie a été laissé seul face à une campagne de violence planétaire. Tandis que son traducteur japonais était assassiné, et son éditeur norvégien atteint de plusieurs balles, ses amis le traitaient de raciste et d’islamophobe, lui l’immigré ancré dans la culture musulmane. Alors, pourquoi ? D’abord parce que, pour la gauche, critiquer l’intégrisme musulman, c’était s’en prendre à la religion des déshérités. Mais il y a aussi un facteur plus inavouable, qui nous ramène à la vérité charnelle de la politique : l’effroi devant le nombre, la masse des corps fanatisés. En 1989, quand Khomeyni a lancé sa fatwa contre Rushdie, l’Europe des Faibles a été impressionnée par la capacité des islamistes à déclencher partout des émeutes sanglantes. Ce fut encore le cas en 2005, au moment de la « crise des caricatures », orchestrée par des organisations et des États qui étaient tout sauf misérables. Ces souvenirs peuvent expliquer, en partie, les tergiversations autour d’Asia Bibi et de son accueil sur le Vieux Continent. Lui offrir l’hospitalité, c’est s’exposer aux foudres d’une internationale islamiste aujourd’hui sans rivale. Ainsi, ce qui fonde la complaisance à l’égard des islamistes, c’est de moins en moins une vision en rose, et de plus en plus une peur bleue.
Pour le coup, Charlie ne s’était pas trompé d’ennemi. D’ailleurs, cela lui a été fatal…
Là-dessus, il faut lire le bouleversant Lambeau, de Philippe Lançon. Marginalisé et précarisé après l’« affaire des caricatures », Charlie a été obligé de déménager dans des locaux de plus en plus sordides. D’une certaine façon, son équipe a montré l’état réel de la gauche dans le rapport de forces mondial : sa rédaction était composée d’esprits critiques, féministes, antiracistes… qui étaient encore en train de s’engueuler comme des copains juste avant d’être abattus comme des chiens. Et, au fond, ce que les Faibles ne leur pardonnent pas, c’est peut-être d’avoir exhibé leur propre vulnérabilité, d’avoir révélé que le progressisme est nu, et la gauche en lambeaux.
Vous ne parlez que des djihadistes, mais l’arbre terroriste cache une forêt islamiste, majoritairement non violente, mais dans une dynamique de sécession culturelle.
Sur ces questions, on aurait pu simplement écouter les militants laïques tunisiens, algériens ou iraniens. Car voilà des décennies qu’ils dénoncent la façon dont les intégristes étendent leur emprise sur la vie quotidienne, les lieux les plus ordinaires. Récemment, un préfet m’a raconté qu’à Montpellier, non seulement les femmes n’étaient plus les bienvenues dans certains cafés, mais qu’elles ne pouvaient même pas passer devant, et que des associations devaient organiser des marches pour que les femmes puissent se réapproprier ces espaces. Dans mon livre, j’évoque la fameuse phrase de Benoît Hamon : « Historiquement, dans les cafés ouvriers, il n’y avait pas de femmes. » En citant les travaux des historiens, je montre que c’est faux, et qu’en faisant cette erreur, Hamon a miné l’idéal d’émancipation dont il se réclame, puisque le café est justement l’un des berceaux de cet idéal. Au lieu de considérer, selon une vision naïvement évolutionniste du temps, que chaque café de l’histoire doit inéluctablement passer d’un stade A (exclusivement masculin) à un stade B (ouvert aux femmes), Hamon aurait pu entrevoir que le destin de ces lieux dépend des êtres qui les fréquentent et des convictions dont ils sont porteurs. Karl Marx affirmait que la simple façon de vivre des militants ouvriers représentait la « dissolution en acte » de la société bourgeoise. Près de deux siècles plus tard, certains de ces cafés ont été investis par d’autres activistes, dont les façons d’être représentent, cette fois, la « dissolution en acte » de toute société démocratique.
Dans votre livre, vous réhabilitez une tradition marxiste occidentaliste aujourd’hui largement oubliée…
Je rappelle que pour Marx, le socialisme est indissociable d’un certain espace de culture qu’il opposait au « despotisme oriental », concept-clef enterré par Staline et ses héritiers. Dans le livre, je reviens sur le destin du mouvement ouvrier, avec ses organisations, ses sociétés d’entraide, ses clubs de lecture, pour montrer qu’il aura représenté la pointe avancée d’une aventure singulière, limitée dans l’espace et peut-être dans le temps, qu’on appelle la civilisation européenne. Même si les gens de gauche l’oublient souvent, les droits qu’ils défendent, les luttes qui sont les leurs, et jusqu’à leurs gestes les plus ordinaires, sont enracinés dans cet espace d’expériences qui apparaît de plus en plus, à l’échelle de la planète, comme une sorte de culture locale, voire de curiosité anthropologique.
Vous dénoncez la chose, mais n’écrivez jamais le mot « islamo-gauchisme ». Auriez-vous des pudeurs de jeune fille ?
Je n’aime pas ce terme. Son trait d’union implique que la gauche aurait passé une alliance explicite avec les islamistes, et même qu’elle se serait soumise à eux. Or, ce que je décris dans mon livre, c’est moins une soumission volontaire qu’une arrogance frénétique. L’un des textes fondateurs du supposé « islamo-gauchisme », Le Prophète et le Prolétariat, signé en 1994 par un trotskiste anglais, Chris Harman, n’affirme pas qu’il faut prêter allégeance aux islamistes, mais que pour triompher, les révolutionnaires doivent faire front commun avec eux face à l’impérialisme. « Avec les islamistes parfois, avec l’État jamais ! », résume-t-il. Mais ce qui frappe, quand on lit ce texte, c’est sa prétention exorbitante, typique des Faibles : Harman et ses camarades européens restent persuadés de pouvoir surclasser les islamistes. Quand on connaît les lois de l’Histoire, on sait que les opprimés, « en dernière instance », ne pourront que se rallier à la gauche révolutionnaire. Mais ce compagnonnage s’est révélé bien périlleux. Et un marxiste libanais comme Gilbert Achcar l’admet : partout où l’islamisme prospère, la gauche finit en sang. « En dernière instance », les dominés ne sont pas toujours ceux qu’on croit.
Êtes-vous toujours un homme de gauche ?
S’il est « dans la nature de la gauche d’être déchirée », comme disait Dionys Mascolo, alors je reste totalement de gauche. La religion des Faibles, je n’en parle pas de l’extérieur, je la connais par corps, moi qui ai reçu en héritage l’espérance d’émancipation sociale et les valeurs de la tradition anticolonialiste, antiraciste, féministe. Mais je constate que cette culture politique est en lambeaux, et j’essaie de surmonter la déchirure en raccommodant un « nous ». Le « nous » que je tisse est un « nous » de toutes origines, un « nous » en mouvement, qu’il est urgent de repriser si on ne veut pas que l’Europe se referme comme une ligne de barbelés. Mais je dois constater, non sans tristesse, que depuis la parution de mon précédent livre, les choses se sont encore durcies, et les lieux de confrontation loyale deviennent rares. Dans La Religion des faibles, je discute Alain Badiou, Emmanuel Todd ou encore le Comité invisible, mais la gauche ne veut plus de contradicteurs, elle désire seulement des ennemis. A l’époque du stalinisme, les intellectuels de la gauche antitotalitaire, cette lignée inquiète dont je me réclame, étaient traités de « réactionnaires » par la gauche satisfaite. Souvent, ils n’avaient plus d’autre espace d’expression que des journaux catalogués à droite. À mon échelle, je connais un peu la même expérience. « Surtout si vous n’êtes pas d’accord ! » n’est pas la devise de L’Huma, le journal de ma mère, ou du Monde diplo, la bible de ma jeunesse, c’est le slogan de Causeur, où je suis maintenant convié à causer (pardon, maman).
La Religion des faibles: Ce que le djihadisme dit de nous
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