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Paris et le geyser français: mon week-end entre deux barricades

Chronique d'une capitale qui découvre son pays


Paris et le geyser français: mon week-end entre deux barricades
Gilets jaunes et policiers à Paris, 8 décembre 2018. SIPA. 00887405_000002

Il était une fois une capitale qui découvrait son pays. Mi-amusée, mi hallucinée, Paris a vu, ce week-end encore, déferler la France qu’elle ne voyait qu’à la télé. A travers barricades, lacrymo et Marseillaises, chronique de l’acte IV des gilets jaunes. 


Vendredi, 14 heures.

Paris se barricade. Les beaux quartiers ont peur. Les vandales arrivent. Ou plutôt ils reviennent. Dans le huitième arrondissement et sur les Champs-Elysées, épicentres des déambulations et des revendications des gilets jaunes, on est déjà résigné à perdre encore un de ces samedis de décembre qui font la joie des actionnaires et des vendeuses. Ceux qui perdent leur prime de fin d’année et subissent leur troisième samedi de chômage forcé sont les mêmes que ceux qui défilent. Ce sont les contradictions au sein du peuple.

Cela fait déjà 4 jours que la Direction de l’Ordre public et de la Circulation (DOPC) de la Préfecture de police (PP) a adressé une réquisition à la municipalité. En prévision d’une manifestation « classée à risques » par la PP, où l’on redoute des « incidents graves », les services techniques de la Mairie ont été sommés de débarrasser la voie publique de tout ce qui pourrait devenir un projectile (ce qui ne comprend pas cependant les abribus et les lampadaires). La liste des zones concernées est longue comme un jour de manif. En plus des quartiers désormais chauds de la rive droite (Champs-Elysées, Madeleine, Tuileries), la préfecture redoute du grabuge dans l’Est parisien, sur les places qui jalonnent les parcours des défilés de gauche (République, Bastille, Denfert). Finalement, la rive gauche ignorera pratiquement ce que vit la rive droite. Que personne n‘ait même songé à aller à Matignon, c’est presque vexant pour le Premier ministre.

Toute la semaine, Paris a espéré que ces drôles de gens qu’elle a si peu l’habitude de voir finiraient par entendre raison. Mais ils ne respectent rien. Et là, alors qu’ils sont quasiment aux portes de leur capitale, le ton fiévreux des chaînes d’info ne trompe pas. C’est la guerre. Les barbares sont à nos portes. La République est « menacée », tonne Larcher (n’y a-t-il pas une contradiction dans les termes ?). Si la République est menacée par quelques dizaines de milliers de manifestants et quelques centaines de hooligans, c’est qu’elle est déjà foutue.

Depuis le matin, les télévisions filment les équipes qui installent des protections sur les vitrines des Champs-Elysées – encore qu’on se demande si les palissades de bois sont vraiment adaptées aux circonstances. Certaines cachent jusqu’à leur enseigne. Mais lorsque, vers 14 h 30, les Galeries Lafayette annoncent qu’elles resteront fermées le lendemain, c’est la débandade. Après les grands magasins, ce sont les musées, les bibliothèques et autres centres sportifs qui déclarent forfait. Les gilets jaunes ont déjà imposé un nouveau jour férié.

Vendredi, 18 heures.

Les artères commerçantes ont un air fantomatique, avec de nombreuses vitrines borgnes qui contrastent avec les magnifiques illuminations des rues. Les patrons de petits commerces hésitent d’autant plus que nul n’a une traître idée des endroits où les manifestants décideront d’aller ni de ceux que choisiront les casseurs et les pillards qui, comme me le fera remarquer Alain Finkielkraut, sont en train de détruire la manif’ à l’ancienne. Beaucoup optent finalement pour la prudence et ferment boutique, parfois après avoir laissé un gilet jaune dans leur vitrine. À Châtelet, au coin de Sébastopol, un magasin de chaussures est vidé préventivement de toute marchandise. À Boboland, certains s’affolent. L’un annule ses invités pour le lendemain, l’autre part avec mari et enfants se réfugier dans un palace versaillais. Les plus organisés se ruent dans les magasins avant l’opération ville morte. On frissonne d’excitation, parce que c’est l’Histoire, et de peur, parce que la Révolution, c’est bien joli dans les livres. Les journalistes se téléphonent : tu vas où demain ?

Samedi, 10 heures.

Pas de chance pour le pouvoir, il ne pleut pas. Vérification faite sur internet, la rive droite de Paris est quasi paralysée. Pas de bus, pas de métro. On sent que si les Parisiens, si épris d’ouverture et d’échanges, avaient pu se calfeutrer à l’intérieur du périph’ et fermer toutes les voies d’accès, cela ne leur aurait pas déplu. Tout cela a assez duré (si on cherche les 20 % de Français qui n’ont, à aucun moment, déclaré soutenir les gilets jaunes, c’est sans doute dans les rues de Paris et de quelques autres villes-centres, comme disent les géographes, qu’on les rencontre). Autour de l’Hôtel de Ville, c’est le calme plat. Les dizaines de cars de police stationnés à proximité de la Bastille n’ont pas eu à entrer en action, les gilets jaunes arrivés Gare de Lyon n’ayant fait que passer. Si on excepte ce cortège paresseux, indiscipliné et hésitant qui se dirige vers l’Ouest, les rues sont presque désertes. Quelques autochtones imperturbables font leur jogging ou promènent leur chien, d’autres font des selfies. En l’absence de voitures, de bus et de tout le vacarme habituel d’une ville, il règne un silence frappant. Même les trottinettes ont disparu. Il y a comme un air de vacances. Cela doit être à cause des magasins fermés.

Paris 11 heures, place du Palais Royal.

Un taxi égaré m’a transportée jusqu’au Louvre. Plusieurs certaines de mètres avant la Concorde, un mur de policiers bloque la rue de Rivoli. Le cordon de gilets jaunes, refoulé d’un côté, tourne docilement vers la Madeleine pour contourner l’Elysée et le ministère de l’Intérieur. C’est une foule très masculine et, à en juger par les réponses que me font les gilets jaunes interrogés au hasard, beaucoup plus mélenchoniste que dans les débuts de la mobilisation. Cette impression confirme l’analyse de Benjamin Cauchy, l’un des modérés qui a signé un appel dans le JDD et n’a pas appelé à manifester à Paris ce samedi. Il est passé vendredi après-midi à la rédaction de Causeur, quelques heures avant d’être reçu par Edouard Philippe. Depuis une dizaine de jours, Cauchy a vu le public des ronds-points et des groupes Facebook changer. Beaucoup de salariés et de petits patrons sont repartis bosser et des militants sont arrivés. La direction des Insoumis espère certainement se refaire la cerise en jetant de l’huile sur le feu, à l’image de François Ruffin dont Alain Finkielkraut m’apprend qu’il avait déclaré que Macron finirait comme Kennedy.

Antony, tourneur-fraiseur de 23 ou 24 ans est venu avec ses deux cousins, d’Angoulême, au sud de Poitiers précise-t-il. Quand je lui dis que je sais où se trouve Angoulême, il s’étonne : tout à l’heure, j’ai rencontré quelqu’un qui n’en avait jamais entendu parler, explique-t-il. Lui vote Rassemblement national, et ses cousins, Mélenchon, évidemment. Parce qu’il faut tout changer.

Xavier et Guillaume, les rares Parisiens que j’ai croisés dans les défilés des gilets jaunes, sont eux aussi pour Mélenchon. Xavier travaille à la « Société géniale » et Guillaume est chercheur, dit-il en rigolant. C’est-à-dire chercheur d’emploi. Il a un fils, mais sa femme l’a viré. Comme les autres, ils parlent d’injustice, de système qui ne marche plus et de l’argent qui manque pour tout.

Paris, 14 heures. En haut des Champs Elysées.

Entre l’Etoile et le rond-point des Champs-Elysées, les forces de l’ordre ont installé une sorte de zone de manifestation dont ils filtrent les entrées et les sorties. Quelques milliers de gilets jaunes montent et descendent l’avenue. Ici, il y a beaucoup de drapeaux français et de Marseillaises. À intervalles réguliers, sans qu’on sache très bien pourquoi, les policiers et/ou gendarmes tirent des grenades assourdissantes qui précèdent une rafale de lacrymo. Les manifestants se mettent alors à courir. Grâce à la carte de presse, je peux filer dans une rue adjacente mais le gaz ne s’arrête pas aux barrages. Rue de Washington, Dorémi, une boulangerie ouverte résiste bravement. À l’intérieur, une dizaine de clients toussent et rincent leurs yeux rougis. Isabelle et Philippe servent cafés et sandwichs. Je retrouve mon vieux copain Guy Sitbon, avec qui j’ai fait quelques guerres, et son ami Moncef, venu de Tunis, qui me conseille la compresse au coca contre les effets du lacrymo. Et aussi Audrey, une jeune photographe qui fait ses premières armes. Je comprends pourquoi les habitués viennent au minimum avec des lunettes de piscine tandis que certains confrères se déplacent caméra au front avec des masques à gaz sophistiqués. Mon pauvre foulard n’est pas d’une grande utilité. Il y a là, Mirjana, une Serbe qui habite le quartier depuis trente ans et qui semble ravie de l’animation et une petite troupe venue de Louvres dans le Val d’Oise. Pas des pauvres, les vraies classes moyennes. Eyal, stewart, espère une révolution démocratique.

Le temps de reprendre une rafale de lacrymo et je décide de faire un tour au Claridge, situé au 74 Champs Elysées, où l’un de mes amis réside dans une aile transformée en appartements. L’entrée principale ayant été fermée, il faut montrer patte blanche à travers une sorte de meurtrière. Bien qu’il ne se passe rien dehors, le videur ouvre en maugréant. Un couple de jeunes Japonais hésite à sortir. Il les regarde, incrédule, semblant leur dire : « Mais pour faire quoi ? » C’est qu’ils ont faim, comme pas mal de clients de l’hôtel qui errent dans les couloirs. Apparemment, le restaurant n’avait pas anticipé l’état de siège.

Paris, 17 heures.

La nuit tombe. Dehors, les manifestants commencent à évacuer les lieux. Mon hôte reçoit un message d’un copain CRS qui lui annonce laconiquement : « Le Starbuck de République est tombé » (sic). Bizarre tout de même, vu la concentration policière à République qu’on n’ait pas pu arrêter les casseurs. C’est qu’en réalité, personne n‘avait ordre de les arrêter. Je retrouve un autre ami et nous partons à scooter, moi sans casque et sans qu’aucun des milliers de policiers présents ne songe à m’en faire la remarque. À Saint-Philippe du Roule, nous voyons la première barricade enflammée et la première boutique dévastée.

E.L.
E.L.

Autour de Saint-Lazare, on sent encore le lacrymo et les rues sont pleines de gilets jaunes. Devant l’opéra, un mannequin démembré git sur la chaussée.

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E.L.

Devant le magasin, quelqu’un donne des ordres aux pillards. Une minute ! Allez, on se barre ! Cent mètres plus loin, un cordon de gendarmes mobiles barre l’avenue de l’Opéra. Ils chargent enfin, mais les pillards ont disparu depuis longtemps. Nous finissons la journée chez un autre ami, qui vit dans le troisième arrondissement. Quelques heures plus tôt, la police montée a chargé rue de Bretagne, mais là, le commerce a repris tous ses droits. Du balcon de notre ami, nous voyons passer la fin de la marche pour le climat qui scande « Parisiens, avec nous ! » Nous nous interrogeons sur la nature du mouvement, est-il facho, est-il gaucho, est-il ceci ou cela ? Comme me l’a dit Christophe Guilluy, c’est le peuple français dans toute sa diversité, cette immense classe populaire/moyenne qui avait disparu des radars médiatiques et qui vient de rappeler à ses gouvernants qu’elle constitue la majorité. Pas du tout, me rétorque mon ami, il est très clair que les gilets jaunes, ce sont les deux premiers déciles de revenu. Question reconnexion, on n’est pas rendus.

Paris, 19 heures.

Les stations de métro ouvrent leurs portes. La Préfecture annonce la fin de la manifestation sur les Champs-Elysées. Sur les écrans, tout le monde se félicite que la journée se soit bien passée : comprenez, il n’y a pas eu de mort et beaucoup moins de blessés que la semaine précédente. On sait bien pourtant que la troisième mi-temps vient à peine de commencer. Des racailles venues de banlieue vont saccager, piller détruire et faire encore plus de dégâts que la semaine précédente. Or, on dirait que la passivité des forces de l’ordre n’étonne même pas les commerçants. Le bijoutier qui s’est défendu au flashball a accueilli très chaleureusement les policiers arrivés après la bataille. Les hommes bien sûr, ne sont pas en cause. On aimerait en revanche comprendre pourquoi on leur ordonne de ne rien faire. Un de mes amis est convaincu que cela fournit au gouvernement de belles images pour effrayer le bourgeois. Bof. Ces images de chaos dans une capitale mondiale ne sont guère à l’honneur de Macron. La réponse est peut-être beaucoup plus inquiétante. Peut-être ne savons-nous tout simplement pas mettre hors d’état de nuire des hordes de pillards sans prendre le risque d’en tuer, risque que nos gouvernants refusent de prendre. Quelle que soit la raison, la sécurité des biens n’est visiblement pas la priorité de nos policiers et gendarmes, d’où d’ailleurs le recours croissant à des sociétés privées pour protéger les commerces.

Dimanche, 20 heures.

Le président parlera demain soir. Il me parlera à moi, la France oubliée comme ils disent. Il est temps. « Ces gens nous bassinent avec le vivre-ensemble et ils ne peuvent pas vivre avec leur peuple », confie Guilluy. Il paraît qu’il va proposer un nouveau contrat social. On peut donc espérer qu’il ne va pas tenter d’arrêter l’incendie avec une petite taxe en moins par-ci et une petite aide en plus par-là. Edouard Philippe a raison de parler de retisser l’unité nationale. Car la première leçon de cette grande râlerie, c’est que Paris n’est plus en France. À moins que ce ne soit le contraire.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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